Un cercle vicieux.
Nous sommes ravis de retrouver Jérémy Lacoste, contributeur sur la Réclame. Jérémy est directeur général France de l’agence Eskimoz. C’est un expert du marketing digital, des martech et de la publicité en ligne. Il a pour grande qualité de partager chaque semaine ses analyses et observations, que ce soit sur LinkedIn, en tant qu’enseignant ou dans ses tribunes sur la Réclame.
Vous l’entendez, vous aussi, cette petite musique ? Après s’être positionné en solution anti-Google dès son lancement, ChatGPT semble pourtant se rapprocher de plus en plus du modèle canonique. Dernier exemple en date : la réflexion autour du déploiement de la publicité pour les utilisateurs gratuits.
Il est loin le temps où Sam Altman disait « I kind of hate ads ». Maintenant que la plateforme a atteint une taille critique et qu’elle rentre dans une dynamique où il faut montrer une trajectoire de rentabilité, les vieilles recettes ne paraissent plus aussi repoussoirs qu’avant.
Il y a un an, c’était Perplexity qui faisait pareille volte-face. Même cause, même effet. Et avec lui, son lot de critique des utilisateurs de la 1ère heure.
Aussi, cela pose donc la question : existe-t-il une loi universelle qui démontre que tout service tend mécaniquement à perdre en qualité à mesure qu’il est partagé ? La science économique nous apprend que ce n’est théoriquement pas vrai pour les plateformes travaillées par les effets de réseaux (la valeur augmente en propension de la croissance des utilisateurs), or dans les faits, on ne peut que constater l’inverse.
Ce phénomène de dégradation de l’expérience utilisateur, Cory Doctorow l’a résumé sous le doux nom de « merdification » ou « enshittification » que l’on peut illustrer comme suit.

Autrement dit, c’est le mythe de Midas réadapté à la sauce Internet. Et qui fonctionne à tous les coups / coûts.
Si l’on en croit les tendances de recherche sur Google Trends, c’est même le nouveau prisme moderne.

1. Une mécanique bien huilée
A – L’ère de l’utilisateur : les plateformes connaissent une traction folle en proposant un service / une expérience nouvelle, et voient leur parc d’utilisateurs croître fortement.
100% du focus de l’entreprise est tourné vers les intérêts des utilisateurs finaux. Le seul impératif est d’atteindre rapidement une taille critique pour devenir significatif sur le marché et profiter des effets de réseaux.
B – L’ère de l’annonceur : les plateformes capitalisent sur le dataset ainsi créé et commencent à monétiser leurs audiences embarquées. Priorité pour les clients entreprises qui nourrissent la bête.
La bascule se doit d’être progressive et se veut être toujours dans l’intérêt de l’utilisateur. Grosso modo : des publicités ou abonnement contre une expérience gratuite de la plateforme
ChatGPT est typiquement à ce point de bascule.
C – L’ère de l’actionnaire : les plateformes définissent désormais les conditions de marché. D’abord grâce à leur taille critique, elles exercent un monopole de fait ; ensuite le coût de sortie est très élevé pour les utilisateurs finaux qui deviennent captifs. Résultat, ces acteurs dégradent l’expérience client tout juste assez pour maximiser la traction financière, sans arriver au point de rupture.
Songeons à tous les adtechs qui saturent leurs inventaires publicitaires.
D – L’ère de l’éphémère : le désalignement est trop fort entre la promesse initiale et la qualité du service offert. Les plateformes sont sinon confrontées à une fuite des utilisateurs, du moins à une baisse drastique de la consommation de leur service. De nouveaux entrants arrivent pour proposer une alternative et ainsi recréer la boucle de la « merdification ».
2. Peut-on y échapper ?
C’est la question à un million. D’abord, il faut comprendre pourquoi la majorité des plateformes techs tombent dans ce cercle vicieux de façon quasi mécanique. Il y a 5 effets implacables :
Effet de rentabilité : la croissance à perte dure un temps. Dès que la plateforme doit montrer une trajectoire de rentabilité, c’est la fin de la récré. Le revenu par user est désormais le KPI n°1.
Effet de réseau : la massification entraîne par extension un nivellement par le bas pour satisfaire le plus grand nombre. Une normalisation des standards.

Effet de monopole : l’esprit corsaire est fini. Il s’agit dorénavant de capitaliser sur une rente de situation. Cela créé du conservatisme interne
Effet de lassitude : la hype des débuts n’agit plus. Il n’y a plus de prime au premier entrant. Les concurrents copient ce qui fonctionne. Il faut trouver la nouvelle plateforme différenciante.
Effet de sédimentation : la diversification des produits, services et expériences proposées se fait par sédimentation. Il n’y a plus le luxe d’avoir une structure from scratch, sans dette technique.
3. Des contre-exemples ?
Comme tout modèle normatif, la merdification a l’avantage de la clarté et le défaut de sa trop grande rigidité. Pour le dire autrement, aujourd’hui les plateformes techs arrivent à faire montre de plasticité, à telle enseigne qu’elles restent dans la course.
Pensons à Meta ou à Google qui ont été maintes fois enterrés trop hâtivement ces dernières années et qui présentent des courbes de croissance à deux chiffres. L’un copie ce qui fonctionne, l’autre rachète des boîtes innovantes pour créer de l’innovation interne.
Pensons à Uber qui après avoir disrupté le marché des VTC en 2016 avec une qualité de service nouvelle et un pricing agressif s’est fait peu à peu rattraper par le marché. Mais propose de nouveau une expérience multicanal innovante : Uber Eats ou encore son partenariat avec la SNCF.
Pensons aussi aux plateformes audio et vidéo par exemple qui promeuvent finalement un double standard dans l’usage : pour les uns, une expérience gratuite, mais jalonnée de publicités. Pour les autres, une expérience payante, mais premium.
Reste la question de l’IA générative. On sent très bien qu’aujourd’hui, ces acteurs sont sur une ligne de crête entre volonté d’atteindre très rapidement une taille critique et nécessité future d’avoir un modèle économique vertueux. Aujourd’hui, c’est la voie de l’abonnement payant qui a été choisie pour se démarquer des moteurs classiques. Jusqu’à quand ?