Ceci n’est pas livre de plus sur la décentralisation, d’universitaires spécialistes en droit public ou en science politique, qui nourrissent avec profit les débats au sein de notre communauté territoriale, mais dans une approche parfois nombriliste. Plus original et qui ne lui donne que plus de valeur, Révolution par les territoires est un livre sur l’état – le déclin – économique, social, politique et moral de la France, qui propose comme solution centrale de redressement un sursaut par les « territoires » (le mot « collectivités » est quasi-absent du livre), le « localisme » et « l’hyperdécentralisation », pour reprendre les termes des auteurs.

Remède miracle
Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir la solution territoriale ainsi promue et érigée en remède miracle contre les dégâts de cinquante ans d’économisme – dont l’ouvrage dresse un bilan accablant – par des auteurs dont le pedigree n’aurait pas dû naturellement les y conduire : l’un Frédéric Salat-Baroux, conseiller d’Etat devenu avocat d’affaires dans un grand cabinet anglo-saxon, mais surtout gaulliste de stricte obédience et dernier secrétaire général de la présidence de Jacques Chirac ; l’autre, Eric Hazan, consultant spécialiste de marketing digital, de nouvelles technologies et de transformation numérique des entreprises, longtemps directeur associé de MacKinsey et cheville ouvrière du think-tank du leader mondial du conseil en stratégie.
L’ambition et la tonalité du propos sont gaulliste et nationale, mais la solution est technologique et locale. Et même technologique par le local
On ne sache pas que le gaullisme – même si l’ouvrage essaie, sans trop y parvenir, de nous convaincre de la conversion du Général à l’idée locale dont il aurait eu l’intuition tardive – fut une école de pensée très décentralisatrice, ni MacKinsey un cabinet militant de l’enracinement, du local, et du « small is beautiful ». On se serait plutôt attendu à un opus plaidant pour un sursaut national fondé sur une reprise en main par l’État central après 40 ans de décentralisation inaboutie, et sur les vertus d’une nouvelle révolution numérique et technologique s’épanouissant dans la globalisation et la dérégulation.

Cinquante ans « d’économisme »
Les esprits binaires qui se complaisent dans la confrontation des stéréotypes en seront pour leur frais. Car le propos est plus subtil, en ce qu’il évite toute confrontation facile et propose une stratégie de redressement fondée sur des alliances, la complémentarité des forces, la coopération entre échelons. En cassant tous les codes et les repères habituels de nos schémas de pensée territoriaux. Dans cet ouvrage – tout autant livre d’économie bourré de chiffres et de références éclairantes à des travaux universitaires, que plaidoirie pour l’égalité des chances et exhortation à se saisir de la révolution de l’IA – l’ambition et la tonalité du propos sont gaulliste et nationale, mais la solution est technologique et locale. Et même technologique par le local.
Ouverte à tous les vents concurrentiels, la France a loupé le virage de la première révolution technologique
L’ouvrage s’ouvre sur la peinture exhaustive et documentée de sociétés occidentales dévastées par cinquante ans « d’économisme » au pouvoir. L’économisme, voilà l’ennemi à abattre ! « Assèchement utilitariste de la pensée », cette théorie a ruiné économiquement et moralement nos sociétés, les a rendues vulnérables écologiquement, les a socialement et culturellement fragmentées et séparées, alimentant les extrémismes. La France même, dont l’industrie et la part dans le PIB mondial sont devenus faméliques, est déclassée et en proie à une perte de sens et d’unité nationale. Ouverte à tous les vents concurrentiels, elle a, à l’instar de l’Europe, loupé le virage de la première révolution technologique. Ses classes majoritaires se sont appauvries et les inégalités territoriales se sont creusées au profit des grands centres urbains et au détriment d’espaces sinistrés relégués en lieux de passage plus que de vie, d’où jailliront les frondes de demain. Sans réaction, c’est l’explosion et la désagrégation sociale totale de nos sociétés qui menacent.

Repartir du local
Face à ce constat qu’il est loisible de partager lorsque l’on œuvre au quotidien à répondre aux maux et aux défis de la société sur l’ensemble du territoire, comme c’est le cas des territoriaux, les auteurs proposent une vision et un chemin : repartir du local, recréer de la richesse en tirant profit de la deuxième révolution technologique, celle de l’IA, mais en enracinant l’activité dans les territoires pour une diffusion au plus grand nombre de ses effets positifs.
Le territoire doit être le lieu de l’innovation, de l’ancrage et de l’ouverture, de la construction d’un quotidien de qualité
Faisant le constat que l’idée locale progresse dans tous les pays et sur tout l’échiquier politique, dépeignant une centralisation et une uniformisation étatiques aux effets néfastes sur le local, les auteurs plaident pour un « nouveau localisme » fondé sur un fonctionnement polycentrique animé par des réseaux de coopération et des logiques de complémentarité (« connectivité territorialisée »). Le territoire doit être le lieu de l’innovation, de l’ancrage et de l’ouverture, de la construction d’un quotidien de qualité qui favorisera la productivité et le bien-être des citoyens, en prenant en compte l’ensemble des paramètres – écologie, patrimoine, culture, besoin de lien… – qui assurent un équilibre de vie. Il incombe aux collectivités le rôle majeur de faire le lien entre le local et le global, les entreprises, les individus, les institutions éducatives et de formation, les réseaux de transport, le logement, pour que le développement économique soit une résultante de l’aménagement du territoire et non pas une donnée d’entrée pour l’organiser.
Le triple rôle des territoires
Les territoires, à la base de l’architecture institutionnelle qui compte pour les auteurs quatre échelons (Territoires – Parlement et Gouvernement – Président de la République – Europe), ont donc un triple rôle éminent à jouer : assurer la gestion des services publics hors régalien, régénérer la démocratie, et « construire une vie meilleure et plus humaine », ce volet incluant dans leur vision la fonction productive et économique. Pour ce faire, Salat-Baroux et Hazan plaident pour une « hyper-décentralisation », via des transferts massifs de moyens, de compétences et d’agents de l’Etat, essentiellement au profit du binôme département-Région, les deux seuls échelons qui semblent trouver grâce à leurs yeux (le rôle essentiel de la commune est rappelé, mais sans autre développement et essentiellement en opposition aux EPCI). Les territoires doivent ainsi récupérer la sécurité du quotidien, le pilotage des ARS, la politique de l’emploi au travers d’agences régionalisées, la composition et la gestion des équipes pédagogiques des collèges et lycées. L’échelon déconcentré de l’administration d’Etat – hors administration préfectorale, dont le rôle doit rester majeur – doit être fondu dans une administration territoriale unique, les services régionaux doivent être systématiquement départementalisés, et la liberté d’organisation « à la carte » doit prévaloir au sein du binôme Département-Région.
Nos deux apôtres de l’hyperdécentralisation plaident pour une dévolution de la totalité du pouvoir réglementaire aux collectivités
Conséquence logique au plan des fonctions électives, le livre plaide pour le retour du cumul de mandats maire-parlementaire, et pour l’élection d’un binôme cantonal siégeant pour l’un au Département, pour l’autre à la région, l’ouvrage proposant au passage d’alléger les dispositifs de contrôle des conflits d’intérêts assurés par la HATVP. Nos deux apôtres de l’hyperdécentralisation complètent également leur proposition de trois dimensions majeures : la dévolution de la totalité du pouvoir réglementaire aux collectivités sauf exception, assorti comme pour l’État dont les projets de textes sont examinés en amont par le Conseil d’Etat, d’un examen préalable de leurs actes au niveau régional par les Cours Administratives d’Appel ; une responsabilité fiscale accrue par l’affectation de taxes et impôts par échelons, assortie d’une liberté de taux sur au moins un impôt significatif, et une péréquation renforcée, comme le suggère Eric Woerth dans son rapport ; enfin, une méthode de production de la décision publique entièrement repensée dans le sens d’une participation accrue des citoyens, du budget participatif systématisé au droit d’interpellation et de regard sur les décisions prises tout au long du mandat, et jusqu’au référendum révocatoire en cas de faute grave des élus. Il est aussi proposé que l’Etat rende compte une fois par an de ses grandes politiques régaliennes (santé, justice, emploi) devant une assemblée de grands élus locaux, par exemple au niveau régional.

Une nouvelle « Haute École d’administration publique et des entreprises »
Pour porter et accompagner cette révolution par les territoires, les auteurs plaident pour la création d’une nouvelle « Haute Ecole d’administration publique et des entreprises », capable de pourvoir au besoin d’encadrement supérieur des administrations nationale et locale, mais aussi des entreprises parapubliques et privées, dans une logique de mobilité et de vision unifiée de l’intérêt général de la Nation. Ils entendent enfin voir remise au gout du jour une politique d’aménagement du territoire, qui aura, télétravail oblige, pour objectif principal de transférer des actifs urbains vers les territoires pour mieux ramener dans les métropoles les métiers non télétravaillables, « de première ligne », qui y sont employés mais ne peuvent aujourd’hui y vivre. Un tel mouvement, pour le succès duquel la mobilisation des collectivités sera indispensable, doit bénéficier à l’ensemble des populations et assurer un développement plus équilibré des différents territoires dans un nouveau rapport centre-périphéries.
Les trois autres niveaux de pouvoirs se voient assigner des fonctions clarifiées et recentrées sur le stratégique et le temps long
Corollaire de cette hyper-décentralisation, les trois autres niveaux de pouvoirs se voient assigner des fonctions clarifiées et recentrées sur le stratégique et le temps long : application des lois et direction de l’administration; souveraineté nationale ; gestion des crises ; grands défis mondiaux et européens (révolution technologique et innovation, transition écologique, défense) ; unité et cohésion de la Nation.
L’ensemble, bien que parfois un peu mécanique, est raisonnable et cohérent, et peut verser dans la proposition audacieuse voire dans l’idéalisme, dimension revendiquée par les auteurs pour qui un grand projet mobilisateur sera le fruit de la raison, du mouvement, et de la capacité à recréer une « émotion collective ».

« Sursaut national »
Lénine définissait le Socialisme comme l’alliance des Soviets et de l’électricité. Pour Salat-Baroux et Hazan, le « sursaut national » naitra de la conjugaison de l’hyperdécentralisation avec la révolution de l’intelligence artificielle. L’enracinement et l’intelligence. Avec toujours le souci de l’égalité des chances et de la méritocratie – un chapitre entier est consacré au sujet avec des propositions innovantes – et l’idée martelée que l’économie n’est qu’un moyen au service de l’humain et de la démocratie.
C’est l’une des forces de l’ouvrage de bannir toute approche idéologique ou partisane, ce qui en fait aussi le plaisir de sa lecture
Au final, un manifeste ambitieux, humaniste et optimiste, qui puise dans les grandes réalisations fondatrices de la Révolution, des Lumières et des Trente glorieuses pour éclairer l’avenir en appelant à « une insurrection de la Raison et de l’Idéal ». Un propos qui montre à la France un chemin original pour recouvrer sa grandeur, sa prospérité, sa force morale et son rang naturel dans le concert des Nations. Le lecteur y retrouvera du Guilluy (pour l’opposition centres/périphéries et la sécession des élites) et du Viard (pour l’importance des lieux qui font lien et l’analyse très juste des nouveaux modes de vie) dans l’esprit, et du Woerth (pour les propositions reprises de son rapport) dans la lettre… c’est l’une des forces de l’ouvrage de bannir toute approche idéologique ou partisane, ce qui en fait aussi le plaisir de sa lecture. Un livre singulier sur la singularité française, qui se lit au galop comme une charge de cavalerie napoléonienne. Un livre inclassable qui ne pourra que ravir élus locaux et territoriaux, qui parle enfin positivement des territoires, valorise leur action et leur assigne un grand dessein mobilisateur qui les dépasse. Un livre que seraient bien inspirés de lire nos collègues en poste dans les Ministères et les administrations centrales, notamment le passage où les auteurs expriment leur conviction que les territoires sont prêts à assumer ce rôle historique de redressement « pour peu qu’ils en aient les moyens et la claire responsabilité » …A bon entendeur…
Jérôme Lenoir est administrateur territorial et Directeur Général des Services de la ville et de l’agglomération de Sète
Révolution par les territoires. Une réponse française aux défis du monde, Frédéric Salat-Baroux – Eric Hazan Editions de l’Observatoire, 180 pages, Février 2025.