Quand Dexter inspire Shein : comment les antihéros transforment la publicité


C’était fatal : le succès de séries mettant en avant des antihéros amoraux infuse dans la communication des entreprises, et notamment dans la publicité. Mais ce qui peut être accepté dans une série mettant en exergue l’ambiguïté humaine peut-il être acceptable quand il est manipulé par des publicitaires ?


Dexter Morgan (Dexter, 2006-2013), le tueur en série « éthique », Walter White (Breaking Bad, 2008-2013), le professeur devenu baron de la drogue, ou Joe Goldberg (You, 2018-2025), le stalker (harceleur) romantique… Ces personnages fascinent les téléspectateurs depuis deux décennies. Mais leur influence dépasse aujourd’hui l’écran : elle transforme les codes publicitaires.

« Je ne suis pas en danger, Skyler. Je suis le danger »

Cette réplique de Walter White dans Breaking Bad illustre parfaitement le succès des antihéros sériels : des personnages moralement ambigus qui franchissent les lignes rouges : ils tuent, trafiquent, harcèlent. Leur particularité ? Ils se présentent comme des justiciers suivant leur propre code moral – distinct des règles sociales et religieuses traditionnelles – tout en nous faisant éprouver de l’empathie pour eux. Désormais, cette nouvelle grammaire narrative inspire aussi certaines marques.

L’art de la transgression assumée

Un des exemples frappants est celui de Shein en 2025. Face aux critiques sur la fast-fashion et à un projet de loi français pénalisant sa promotion, la marque n’a pas choisi la discrétion. Sa campagne « La mode est un droit, pas un privilège » transforme la contrainte en opportunité narrative, se présentant comme victime d’une élite voulant priver les classes populaires d’accès à la mode.

Cette stratégie rappelle directement celle de Dexter Morgan et son fameux « code » : une ligne de conduite personnelle qui justifie ses meurtres en ne s’attaquant qu’aux méchants. Comme Shein avec sa défense de la démocratisation de la mode, Dexter se présente comme un justicier suivant des règles éthiques strictes.




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Mais le parallèle va plus loin. Dexter, malgré son code, cause régulièrement des « dommages collatéraux » – des victimes innocentes qui échappent à sa logique initiale. De même, Shein brandit son éthique de l’accessibilité tout en générant des externalités négatives : pollution, conditions de travail précaires, surconsommation.

Shein.

Les réactions sur les réseaux sociaux à la campagne Shein illustrent cette tension. L’analyste digitale Audrey Lunique (ATaudreylunique) a décortiqué cette stratégie sur X :

Détourner l’attention au nom d’un pseudo-code moral

Cette analyse révèle exactement le mécanisme de l’antihéros : utiliser un code moral (démocratisation de la mode) pour détourner l’attention des « dommages collatéraux » (exploitation, pollution). Comme Dexter qui justifie ses meurtres par sa lutte contre les « méchants », Shein présente ses pratiques destructrices pour l’environnement et les conditions de travail comme un combat pour la justice sociale.

D’autres marques adoptent ce genre de posture transgressive, comme, par exemple, Balenciaga, qui s’était approprié des codes de l’antihéros avec ses campagnes controversées de 2022. La maison de luxe avait provoqué un tollé en diffusant des photographies montrant des enfants tenant des sacs en forme d’ours équipés d’accessoires BDSM.

La campagne Balenciaga controversée, mettant en scène des enfants avec des oursons sanglés de cuir clouté.

Attaquer puis se victimiser

Face aux accusations de sexualisation de mineurs, le directeur artistique Demna s’est d’abord défendu :

« Si j’ai voulu parfois provoquer à travers mon travail, je n’ai jamais eu l’intention de le faire avec un sujet aussi horrible que la maltraitance des enfants. »

Cette défense révèle le même schéma narratif : d’abord revendiquer un « code » artistique supérieur, puis admettre les dégâts quand la pression devient trop forte. Comme les antihéros de fiction, Balenciaga s’est positionné en incomprise, victime d’une société incapable de saisir sa vision créative.

Burger King illustre une version plus subtile de cette logique avec sa campagne « Moldy Whopper » (2020), qui montre délibérément un burger en décomposition. Comme Dexter qui expose la vérité crue de ses victimes, Burger King révèle la réalité de son produit sans conservateurs artificiels. La marque assume la laideur apparente (moisissure) pour revendiquer une supériorité éthique (naturalité).

The Moldy Whopper.
Burger King

Trois mécanismes de transfert culturel

Cette appropriation des codes de l’antihéros s’explique par trois phénomènes.

La saturation culturelle d’abord. Les plateformes de streaming ont démocratisé l’accès aux séries, créant un référentiel culturel partagé. Les publicitaires puisent dans ce répertoire pour créer une connivence immédiate avec leurs audiences.

La fatigue de l’authenticité performée ensuite. Après des années de communication corporate lisse, les consommateurs se méfient des discours trop parfaits. L’antihéros publicitaire apparaît paradoxalement plus crédible parce qu’il assume ses défauts. Ce phénomène s’inscrit dans une évolution plus large de la publicité face aux nouvelles technologies, où les marques cherchent constamment de nouveaux codes pour maintenir l’attention.

La légitimation par association culturelle enfin. En adoptant les codes d’œuvres « de prestige », les marques opèrent un transfert de légitimité. Si Walter White peut être fascinant malgré ses crimes, pourquoi Shein ne pourrait-elle pas être acceptable malgré ses controverses ?

L’empathie trouble au service du commerce

Le psychologue Jason Mittell a théorisé la notion d’« empathie trouble » que nous développons envers ces personnages complexes. Cette « empathie trouble »désigne notre capacité à nous attacher à des personnages (ou ici des marques) dont nous désapprouvons les actes. Nous savons que Walter White détruit sa famille, mais nous comprenons ses motivations initiales. Cette ambivalence émotionnelle, fascinante en fiction, devient manipulatoire quand elle sert des intérêts commerciaux dans la réalité.

Le succès durable de Dexter en témoigne : huit saisons initiales, puis New Blood (2021), Original Sin (2024) et Resurrection (2025).

Cette multiplication s’étend aux séries anthologiques comme Monsters (2022-2025), explorant les psychés de tueurs historiques.

Mais cette empathie devient problématique quand elle s’applique aux marques. La fiction nous apprend à suspendre notre jugement moral ; la publicité exploite cette suspension.

Vers un marketing de la transgression ?

Cette tendance soulève des questions cruciales pour l’avenir de la communication commerciale. La normalisation de la transgression publicitaire risque de déplacer les limites de l’acceptable, créant une spirale de surenchère provocatrice.

Les professionnels du marketing doivent développer une réflexivité critique. L’efficacité à court terme d’une campagne provocante doit être mise en balance avec ses externalités sociales : normalisation de comportements problématiques, érosion de la confiance, contribution à un climat de transgression généralisée.

Les séries nous ont appris à accepter la complexité morale. Mais quand cette leçon s’applique aux marques, elle peut devenir un outil de manipulation redoutable. À l’heure où 71 % des consommateurs attendent des marques qu’elles s’engagent sur des sujets de société, cette fascination pour la transgression interroge notre rapport à l’éthique commerciale.



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