Alors que les tensions entre Apple et l’écosystème publicitaire durent, un nouvel épisode judiciaire majeur s’est joué devant le tribunal judiciaire de Paris ce mardi 9 décembre. Les principales associations représentant les éditeurs et acteurs de la publicité numérique, Alliance Digitale, le GESTE, le SRI et l’UDECAM, y ont demandé la suspension en urgence du dispositif App Tracking Transparency (ATT), accusé de fausser durablement la concurrence sur les terminaux iOS.
Apple, fidèle à sa ligne, affirme que ce mécanisme constitue un pilier de sa stratégie de protection de la vie privée et rappelle qu’il a été accueilli positivement par plusieurs autorités de protection des données. Entre défense de la souveraineté des plateformes et dénonciation d’un déséquilibre économique croissant, l’audience a mis au jour un fossé désormais profond entre les deux camps – et posé des questions cruciales pour l’avenir du marché publicitaire mobile.
La décision sera rendue le 20 janvier.
Un écosystème sous contrôle et un dispositif lancé sans explications techniques
Introduit en 2020 et déployé l’année suivante, ATT bouleverse le fonctionnement de la publicité sur iPhone. Chaque application doit désormais afficher une fenêtre demandant à l’utilisateur s’il accepte d’être suivi à travers d’autres apps et sites afin de recevoir des publicités ciblées. S’il refuse, l’éditeur perd l’accès à l’identifiant IDFA.
Pour Apple, c’est une mesure simple, claire, protectrice, qui s’inscrit dans une philosophie assumée : celle de la privacy by design, au cœur de la conception des appareils et services de la marque depuis plus d’une décennie.
Pour les associations d’éditeurs, le Geste, l’Alliance de la presse d’information générale, l’Udecam ou encore le SRI, le tableau est tout autre. Elles rappellent qu’Apple exerce un contrôle total sur son écosystème, de la fabrication du matériel à la distribution des applications, et que cette position lui permet d’imposer des règles unilatérales sans véritable contre-pouvoir.
Elles soulignent surtout qu’en 2020, lors de l’annonce d’ATT, Apple n’a communiqué ni ses modalités techniques ni son architecture réelle, se contentant d’invoquer une intention de mieux protéger la vie privée. Dès octobre de la même année, les associations saisissent l’Autorité de la concurrence pour demander la suspension du déploiement du dispositif.
L’instruction menée par l’Autorité, selon elles, révélera deux éléments majeurs : d’une part, qu’Apple ne respecte pas elle-même le niveau d’exigence fixé par le droit européen en matière de protection des données ; d’autre part, que les conditions d’application d’ATT créent une asymétrie structurelle entre Apple et les autres éditeurs d’applications.
Une sanction historique, mais un dispositif toujours inchangé
Le 31 mars 2025, l’Autorité de la concurrence rend une décision très attendue. Elle sanctionne Apple, d’une amende de 150 millions d’euros, pour des pratiques anticoncurrentielles, non pas en raison du principe d’ATT, mais pour ses conditions de mise en œuvre entre avril 2021 et juillet 2023, « ni nécessaires ni proportionnées ». L’Autorité reproche notamment à Apple d’avoir introduit une multiplication des fenêtres de consentement rendant le parcours utilisateur excessivement complexe. De plus, les règles prévues par ATT auraient rompu la neutralité du dispositif, au détriment des éditeurs tiers, un désavantage particulièrement prononcé pour les plus petits, qui dépendent largement du suivi publicitaire pour financer leur activité. Les éditeurs se voyaient imposer un dispositif contraignant et coûteux, alors même qu’Apple, sur ses propres services, ne se l’appliquait pas dans les mêmes conditions.
Pour les associations, cette décision contient un élément essentiel : certains paragraphes soulignent que l’asymétrie de traitement « demeure encore aujourd’hui ». Elles estiment que la violation persiste et que rien, dans la conduite d’Apple depuis mars 2025, ne laisse penser à une mise en conformité. Elles affirment qu’en juillet 2025, quatre mois après la sanction, ATT n’avait reçu « aucune modification ».
Selon elles, Apple fait donc « le choix délibéré de perpétuer l’infraction » qui a justifié la sanction de l’Autorité. Cette persistance constitue, d’après leur analyse, un trouble manifestement illicite au sens de l’article 835 du Code civil. Leur demande est claire : obtenir la suspension conservatoire d’ATT dans l’attente de la décision de la cour d’appel de Paris, saisie du dossier par Apple.
« Revenir au minimum légal » : ce que demandent les associations
La mesure sollicitée ne vise pas à interdire définitivement ATT, mais à en suspendre l’application dans sa version actuelle. Il s’agirait pour Apple de retirer temporairement les clauses contractuelles et les lignes directrices qui imposent ATT aux éditeurs, le temps que la justice tranche définitivement.
Pour les associations, la suspension est réversible, simple d’application et parfaitement proportionnée. Elle consisterait à revenir à l’état antérieur, régi par le droit français et européen de la protection des données, basé sur le consentement via les CMP (Consent Management Platforms). Apple pourrait réintroduire ultérieurement une version modifiée du dispositif, conforme aux recommandations formulées par l’Autorité de la concurrence.
Selon elles, ce retour au droit commun n’aurait rien d’excessif et permettrait de mettre un terme à une situation qu’elles jugent juridiquement insoutenable et économiquement dommageable.
Apple dénonce une distorsion du dossier
La position de la firme californienne est diamétralement opposée. Pour Apple, ATT n’a jamais été considéré comme anticoncurrentiel par l’Autorité de la concurrence. La sanction ne portait que sur certaines modalités transitoires, et uniquement sur une période close au 25 juillet 2023 (date de rendu de la décision de l’Autorité, ndlr).
L’entreprise insiste sur plusieurs points :
- ATT, en tant que principe, a été salué par la CNIL, la Commission européenne et des associations de consommateurs ;
- L’utilisateur dispose, via ATT, d’un choix clair, simple, qui n’a rien à voir avec la complexité des bandeaux de consentement traditionnels ;
- L’Autorité n’a jamais demandé à Apple de modifier ATT. Aucune injonction n’apparaît dans le dispositif de la décision, seule partie juridiquement contraignante.
Apple estime donc s’être pleinement conformée aux obligations qui lui incombaient, notamment le paiement de l’amende et la publication des éléments imposés.
Elle va plus loin en dénonçant la procédure engagée : selon elle, les associations cherchent à contourner la décision de l’Autorité de la concurrence et à obtenir devant le juge des référés ce qui ne leur a pas été accordé en procédure administrative.
Juillet 2023… et au-delà
Juillet 2023 cristallise une grande partie du débat : cette date marque la fin de la période examinée par l’Autorité de la concurrence, qui a sanctionné Apple pour les conditions de mise en œuvre d’ATT sur cet intervalle précis sans étendre son analyse au-delà. Pour les associations, cette borne temporelle n’a rien d’innocent : si l’Autorité n’a pas élargi la période, elle souligne néanmoins dans sa décision que l’asymétrie de traitement entre Apple et les éditeurs « demeure encore aujourd’hui ». Elles en déduisent que l’infraction perdure, d’autant qu’aucune modification n’a été apportée depuis par Apple.
La firme américaine défend une lecture opposée : selon elle, rien ne permet de conclure que les pratiques postérieures à juillet 2023 poseraient un problème de concurrence, et l’Autorité aurait prolongé la période d’analyse si elle avait estimé qu’une infraction se poursuivait. Cette divergence d’interprétation fait de juillet 2023 un véritable point de bascule entre les deux camps.
La bataille de la position dominante et l’effet DMA
La question de la position dominante d’Apple a occupé une partie du débat. Les associations estiment que l’entreprise demeure en situation de domination sur le marché de la distribution d’applications sur iOS et que le maintien d’ATT dans sa forme actuelle fausse durablement la concurrence.
Apple réplique que cette qualification ne peut être actualisée sans une analyse approfondie du marché, qui relève du fond (juridiction dédiée, ndlr), non d’une procédure d’urgence. Elle rappelle aussi que le Digital Markets Act, entré récemment en vigueur, impose désormais l’ouverture d’iOS à des magasins d’applications alternatifs. Certains sont déjà lancés, comme AltStore et Aptoide, ce qui modifierait sensiblement le paysage concurrentiel.
Pour Apple, ces évolutions doivent être prises en compte avant de conclure à la persistance d’une infraction.
Tensions entre régulation, vie privée et économie numérique
Si Apple défend ATT comme un outil indispensable de protection des utilisateurs, les associations, elles, dénoncent ce qu’elles considèrent comme une instrumentalisation de la vie privée au profit d’une stratégie anticoncurrentielle. Dans un communiqué transmis à l’issue de l’audience et signé par l’ensemble de la coalition, elles déclarent : « Apple continue ainsi de gagner du temps, au détriment des éditeurs et de leurs partenaires technologiques. C’est cet esprit infractionnel auquel il est demandé de mettre fin. Aucune entreprise ne devrait se sentir autorisée à perpétrer des pratiques illicites sous prétexte qu’elle a payé une amende. La protection des données personnelles est un droit fondamental dans l’Union européenne ; elle ne doit pas être instrumentalisée à des fins anticoncurrentielles. »
La firme californienne rejette entièrement cette lecture. Dans une réponse transmise à la presse, Apple affirme : « Chez Apple, nous pensons que le respect de la vie privée est un droit fondamental. Nous avons créé l’App Tracking Transparency pour offrir aux utilisateurs un moyen simple de choisir si les apps peuvent suivre leur activité sur les applications et sites web d’autres entreprises. Cette fonctionnalité a été adoptée par nos utilisateurs et saluée par les défenseurs de la vie privée ainsi que par les autorités de protection des données, en France et dans le monde entier. Sans surprise, l’industrie du suivi publicitaire continue de combattre nos efforts visant à donner aux utilisateurs le contrôle de leurs données personnelles. Nous continuerons à défendre cet important outil de confidentialité au nom de nos utilisateurs. »
Entre les deux camps, un désaccord fondamental demeure : pour les associations, Apple use de son pouvoir pour imposer un modèle qui entrave la concurrence ; pour Apple, ATT relève d’un choix éthique structurant, justifié par la nécessité de redonner aux utilisateurs le contrôle de leurs données.
Au-delà du cas Apple, cette affaire cristallise les tensions qui traversent aujourd’hui l’économie numérique : jusqu’où les plateformes peuvent-elles aller dans la protection de la vie privée sans porter atteinte à la concurrence ? Peut-on tuer dans l’œuf la publicité et par capillarité les éditeurs qui vivent de celle-ci ?
Le jugement attendu le 20 janvier pourrait constituer un jalon important dans la manière dont le marché publicitaire mobile se structure face aux géants technologiques et à leurs règles unilatérales.