À quoi ressemblera le futur du travail ? On entend souvent que « 85 % des emplois de 2030 sont encore à créer ». Quand j’ai entendu pour la dernière fois cette statistique, je me suis dit « il faut que j’aille vérifier pour voir si cela est exact ». Je me suis d’abord posé la question de savoir d’où venait ce chiffre bizarre. Puis cela m’a mené à d’autres réflexions croisées avec une infographie sur le marché du travail en 2030 de topformation.fr. Je me suis d’ailleurs aperçu qu’il s’agissait d’un sujet assez populaire. Mais cela surtout m’a amené sur une étude approfondie de France Stratégie (également référencée par Topformation), qui m’a interpellé sur la prospective des métiers à la fin de cette décennie.
Futur du travail, 85 % des métiers de 2030 n’existent pas encore : vrai ou faux ?
J’ai un réflexe bien établi que je dois à ma femme qui est scientifique, « un chiffre précis », me dit-elle tout le temps, « n’est pas un chiffre exact ».
Il y a donc suspicion lorsqu’on entend une statistique sur un événement fortement improbable, déclamée avec autant de certitude : 85 %, et non 80, ni 90, ni même 80 à 90 %, des métiers de 2030 n’existeraient pas encore.
Une vision du travail du futur répandue jusque chez Pôle Emploi
Voici une affirmation que l’on retrouve absolument partout. Je l’ai entendue pour la dernière fois au détour d’une interview dans mon bureau il y a quelque temps, j’ai voulu en savoir plus.
Pôle emploi a également cité ce chiffre des 85 % des postes de 2030 qui n’existent pas encore. Une sorte de vision optimiste du travail du futur pour les innovateurs comme nous. Mais elle est certainement un peu angoissante pour beaucoup de gens.
Bref, un biais cognitif, car les cols blancs sont largement minoritaires, malgré la doxa.
Quoi qu’il en soit, cette opinion répandue est-elle juste pour autant ?
Je cite Pôle emploi :
Selon une étude publiée par Dell et l’institut pour le futur (IFF), 85 % des emplois de 2030 n’existent pas encore
J’ai donc essayé de savoir ce qui est des études de Dell et de l’institut pour le futur (IFF). Et je suis tombé sur cet article de Forbes qui en parle de façon plus approfondie, mais surtout critique.
La célèbre publication américaine cite ce rapport « bizarre » (sic !) et en donne la source. Derek Newton (auteur indépendant à la tête d’un cercle de réflexion sur l’éducation) qui a rédigé l’article s’est même retourné vers Rachel Maguire directrice de la recherche des études à IFF, l’institut pour le futur.
Elle a répondu ainsi à la question « d’où viennent ces 85 % » ?
Je ne peux pas véritablement indiquer de référence [à ces 85 %]. Comme l’explique le rapport, cette prévision a été proposée à l’issue d’un atelier de travail
Rachel Maguire – IFF
Comme l’explique Derek Newton, « si cette explication a été proposée, elle doit être vraie ».
Un galimatias statistique sur le futur du travail
Ce galimatias sur les statistiques du futur du travail serait sans importance si tout cela n’avait pas d’implication sur la façon dont nous concevons notre métier d’éducateur.
J’ai la faiblesse de croire que face à ce semblant de changement permanent et d’innovations suspectes que nous vivons tous les jours, les grands fondamentaux ont plus d’importance que tout le reste.
Comme l’indique Derek Newton, il est juste que les étudiants investissent dans leur avenir, et dans des connaissances fondamentales aussi critiques que « la lecture, la communication, la créativité et la collaboration ».
Ce sont des valeurs éternelles y compris dans les professions techniques, indique-t-il.
Mais de quoi sera fait le futur du travail ?
Pour apporter une réponse à cette question fondamentale, je me suis penché sur un rapport plus conservateur. Il est certainement moins générateur de buzzLes recommandations, le marketing du bouche à oreille et les réseaux sociaux pour être incontournable., mais beaucoup plus sérieux. Il s’agit des “métiers en 2030” de France Stratégie.
France Stratégie « est une institution autonome placée auprès de la Première ministre, qui contribue à l’action publique par ses analyses et ses propositions ».
Alors, qu’en est-il de ce rapport de France Stratégie, élaboré avec la Dares, direction de l’animation de la recherche des études et des statistiques (une administration qui dépend du ministère du Travail).
Un exercice quantifié et concerté sur le futur du travail à horizon 2030
On y apprend tout d’abord que ce rapport intitulé « les métiers en 2030 » est un exercice de prospective « quantifié et concerté ».
« Ce rapport est basé sur des évolutions démographiques et macro-économiques tendancielles qui prennent en compte l’ensemble des éléments d’incertitude du moment (crise sanitaire, dans productivité, contexte international, etc.).
Les points à retenir sur les métiers à horizon 2030
Plusieurs points sont à retenir de ce rapport que vous pourrez lire en détail.
Tout d’abord, dans le scénario référence : 1 million d’emplois qui seront à créer ou recréer entre 2019 et 2030, dont les deux tiers dans les services marchands. On observe donc une poursuite de la tertiarisation de l’économie. Une spécificité hexagonale par rapport à l’Allemagne, restée très industrielle.
Alors, quels seront les métiers de 2030 ? 85 % d’entre eux seront-ils à créer de toute pièce ? La réponse à cette question est un non éclatant.
Tout d’abord, près de la moitié (41 %) des postes créés le seront dans le domaine de la santé (médecins, infirmiers, paramédicaux, aides-soignants…). Il ne reste donc déjà plus que 60 % pour les emplois qui n’existent pas encore.
De quoi sont faits ces 60 % restants ? :
- 18 % (180 000) dans les métiers de l’informatique et de la recherche. Ah ! Enfin de l’innovationL’innovation va de la compréhension (intuitive ou non) du comportement de l’acheteur à la capacité d’adaptation à l’environnement. En réalité, ce n’est pas vraiment le cas puisque l’informatique n’est pas nouvelle, même si elle s’est particulièrement développée dans les 40 dernières années. En outre, ici on parle d’informatique et pas forcément de « digital ». Et même le « digital » n’est pas stricto sensu nouveau.
- Viennent ensuite 135 000 postes d’ouvriers à la manutention. Pas forcément les postes les plus avancés en matière d’innovation. Ici on parle de caristes, de conducteurs d’engins de manutention.
- Rajoutons à cela 20 000 postes dans les métiers du bâtiment (dont la moitié de cadres qui ne sont pas pour autant les métiers de l’innovation non plus)
- Et pour finir, car nous sommes dans une politique de réindustrialisation, 45 000 postes dans les métiers industriels sans plus de précisions. En tous les cas, on parle de chiffres mineurs qui n’impacteront quasiment pas la population active. Il ne faudra pas compter sur la réindustrialisation de la France pour payer nos retraites.
Les métiers qui recrutent le plus
Allons un peu plus loin et cherchons les métiers qui recrutent le plus avec une base de 800 000 postes à pourvoir de 2019 à 2030 selon les prévisions de France Stratégie et de la Dares. Voici les statistiques.
Là encore, on va être très déçu si on s’attend à trouver 85 % de jobs qui n’existent pas en 2022. Car les besoins les plus cruciaux vont se faire sentir dans des métiers qui ne sont que trop connus.
Pour simplifier les choses, je fournis également un calcul récapitulatif qui permet de combiner les postes nouveaux à créer (les histogrammes de couleur bleue) et les départs à la retraite qu’il faudra remplacer (les histogrammes en orange).
En cumulant ces deux chiffres, les 85 % sont atteints avec les emplois des « agents d’entretien, enseignants, aides à domicile, conducteurs de véhicule, aides-soignants, cadres administratifs comptables et financiers, cadres commerciaux et technico-commerciaux et enfin, les infirmières et les sages-femmes ».
Pas grand-chose de bien innovant dans tout cela.
On peut donc conclure de manière assez péremptoire, si on en croit ce rapport de France Stratégie, que les emplois de demain seront finalement, les emplois d’hier. Et si ce rapport est complètement à côté de la plaque, c’est assez inquiétant pour le futur des politiques publiques.
Une conclusion peu satisfaisante sur le futur du travail
Dans un sens, cette conclusion n’est pas tellement satisfaisante même si elle ne me surprend pas beaucoup. Les ingénieurs de l’informatique, pourtant à la une de tous nos journaux, notamment en ces temps de pénurie, ne représentent finalement que 6,40 % des emplois à pourvoir dans cette période.
Et pour cause, ils sont plus jeunes et peu d’entre eux (un peu moins de 40 %, soit 75/115 milliers) sont concernés par les départs à la retraite.
En fin de compte, je trouve le rapport de France Stratégie un peu conservateur dans l’autre sens. Il faudra probablement lui adjoindre quelques corrections dans le futur.
On peut néanmoins largement conclure que cette statistique souvent entendue sur les jobs qui n’existent pas est une fantaisie de poète.
Soulignons aussi qu’une période de 10 ans est une période trop courte pour susciter des changements majeurs dans la structure de nos emplois. Mais dans tous les cas, ce qu’il faut retenir de cette courte analyse, c’est qu’on a tendance à toujours prendre nos désirs pour des réalités, que les faits sont têtus.
Même si l’on prône un monde sans travail, dans les contes de fées, la dure réalité du terrain, c’est qu’il faudra des gens pour nettoyer nos bureaux et nos maisons, des enseignants pour remplir nos chères têtes blondes ou brunes, des aides à domicile surtout pour s’occuper de nous, car nous serons devenus trop vieux, et des conducteurs de véhicules, n’en déplaise à certains, pour amener nos légumes bio dans nos assiettes.