atout vertueux d’une industrie de la mode qui cherche à se verdir?


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26 févr. 2024

Ces dernières années, la précommande s’est progressivement affirmée, dans l’écosystème de la mode française et dans les médias, comme l’étendard du mieux consommer et du mieux produire. Des lancements de labels digital native comme Asphalte aux changements de business models opérés par des griffes établies comme Le Slip Français en passant par l’essor d’un argumentaire écologique, une pluralité de manières de faire se dessine sur le marché. Comment les marques tricolores s’approprient ce modèle? 

Adepte de la “slow fashion”, Linnea Lund explique avec pédagogie le temps d’attente et le coût des pièces proposées en précommande – Linnea Lund

Avec la montée en puissance du modèle de la fast-fashion incarnée par l’enseigne scandinave H&M et l’espagnole Zara, puis de la hard fast-fashion portée par les chinoises Shein et Temu, le modèle de la précommande s’était naturellement imposé comme une réponse plus responsable dans une industrie de la mode qui peine à se verdir.

Car se pose la question du constat de départ: l’industrie est confrontée à un modèle historique remplissant les bacs d’invendus et creusant les trésoreries des marques, ceci dans une période récente où les coûts des matières et de l’énergie fluctuent de façon alarmante.

En proposant des pièces qui ne seront produites qu’à la demande selon le nombre de commandes, le modèle apporte une réponse à la surproduction. Si la précommande peut séduire les marques avec ses arguments, il existe évidemment des points de friction sous-jacents au modèle, comme la difficulté d’un passage à grande échelle, ou encore l’importance des coûts marketing nécessaires pour se faire connaître des consommateurs.

La précommande, un paradoxe temporel

Par nature, la précommande est une rupture de temps. Du temps industriel, puisqu’il s’agit d’optimiser la durée de production pour limiter le temps d’attente du consommateur. Du temps de consommation également, la patience demandée au consommateur entrant en contradiction avec la culture de l’immédiateté, encouragée par l’accélération de la vente en ligne. C’est même une opposition frontale à l’achat d’impulsion, sur lequel nombre de marques misent toujours largement pour générer des ventes. 

La griffe bordelaise Asphalte a opté pour des pièces basiques à l’épreuve de l’usure et des tendances, proposées via un calendrier de ventes événementielles – Asphalte

Afin de contrer cet écueil, les marques ont tenté une parade: les pièces proposées en précommande ne sont disponibles à l’achat que pour une temporalité donnée. De quoi motiver psychologiquement les consommateurs à acheter ces vêtements avant qu’ils ne disparaissent du site ou qu’ils n’atteignent leur “prix de vente final” qui est plus onéreux.

Chez la marque rennaise Later, par exemple, les produits en précommande (entre autres, un blouson en coton beige et un bermuda kaki) sont proposés 40 euros moins cher pendant une fenêtre de deux mois maximum. 

“Pour chaque précommande effectuée, nous appelons les clients, ce qui permet de réduire les retours notamment liés aux problèmes de taille et c’est un très bon vecteur de fidélisation, détaillent Benoit Tardif et Benjamin Hooge de Later. Pour nous, la précommande est un modèle d’avenir car elle permet au client de payer le prix juste, et en tant qu’entrepreneurs, c’est gagnant-gagnant car c’est le meilleur modèle pour optimiser nos coûts et réduire les risques en étant payés avant la production.”

En effet, si la précommande est un véritable argument financier pour les clients, elle l’est en parallèle pour les dirigeants de marques de mode en minimisant les risques. De plus, ce modèle permet aux DNVB (marques nées dans le digital) de se lancer plus sereinement. “Si la précommande a évidemment l’avantage d’éviter la surproduction et d’avoir un faible impact sur la planète, elle m’a aussi permis de me lancer à moindre coût et en maîtrisant mes stocks dès le début”, abonde la créatrice de mode franco-suédoise Charlotte Linnea Björklund, qui a fondé sa griffe de cachemire baptisée Linnea Lund, en septembre 2019, de manière autofinancée. 

Des lancements de marques aux tests de nouveaux produits

L’apparition des précommandes doit beaucoup au crowdfunding. La multiplication des campagnes de financement participatif, sur des plateformes comme Ulule ou KissKissBankBank, a habitué une partie des consommateurs à payer en amont pour un produit ou service qu’ils recevront plusieurs semaines, voire plusieurs mois plus tard. Ces plateformes ont de fait été la rampe de lancement de labels de mode et un allié dans leur développement, à l’image de 1083, Loom, Réjeanne, Forlife ou encore Réuni. 

Pour chaque précommande effectuée, le duo de Later appelle les clients pour réduire les retours liés aux problèmes de taille – Later

Au delà du lancement, de nombreuses marques ajoutent de nouveaux articles à leur catalogue par le biais de la précommande. Pour elles, c’est une manière de tester ces produits inédits à moindre coût et d’ajuster leur offre en fonction des retours clients, notamment des commentaires sur les réseaux sociaux – des lieux privilégiés où elles font un teasing régulier, à l’image de Patine. Cette griffe engagée fondée par Charlotte Dereux il y a sept ans a ainsi progressivement élargi son offre: à l’automne 2022, elle testait sa première collection unisexe (sept pièces, dont des sweats oversize, inspirées du style des nineties) uniquement disponible en précommande sur son e-shop. Elle a en début d’année réitéré son pari en proposant sa nouvelle capsule féminine baptisée “Power stretch” (trois pièces d’un rouge vif à la coupe moulante).

Certains labels ont ainsi fait de la précommande leur pierre angulaire. Impossible de parler de précommande sans évoquer le bordelais Asphalte, qui a opté pour une offre de pièces basiques à l’épreuve de l’usure et des tendances, proposées via un calendrier de ventes événementielles. “La précommande était le moyen de rendre accessibles des produits d’ordinaire onéreux, en éliminant coûts cachés et pertes”, explique le dirigeant William Hauvette. C’est un modèle qui n’a quasiment que des vertus pour les marques et les clients. Peut-être qu’un jour on ne fabriquera que des produits déjà vendus.”

Un vœu pieu? Des marques établies, disposant de larges réseaux de vente sur le marché, ont testé ce modèle mais ne l’ont pas conservé dans leur offre. Les consommateurs ont ainsi pu en 2009 prendre part à la première précommande mise en place par l’enseigne Promod, avec une gamme de manteaux éditée à 2.000 exemplaires. La même année, la marque du groupe Etam, Maison 123, avait proposé un pull à torsades sur ce même modèle. Autant d’exemples qui posent question sur le passage à une échelle plus grande.

Plus récemment, en 2023, Le Slip Français a lancé des précommandes pour ses sous-vêtements et chaussettes fabriqués dans l’Hexagone. Spécifiquement, il s’agissait alors de faire chuter le prix de vente. “Les enquêtes montrent que 90% des Français préfèrent acheter local quand ils peuvent, et qu’ils sont prêts à payer 10-15% de plus pour cela”, explique le dirigeant Guillaume Gibault. “Or, on sait que le Made in France a en réalité des prix supérieurs de 50% à 70%, du fait des conditions de production et du modèle social. Donc la question est de trouver une réponse économique. Et l’une de ces réponses, c’est le volume.”

Un modèle destiné à un public averti?

Évidemment, pour réussir, la précommande doit toucher un public disposé à consommer de façon plus patiente. D’où l’importance d’une démarche pédagogique envers les consommateurs.

Adepte de la “slow fashion”, Linnea Lund déploie ainsi un argumentaire détaillé pour justifier le temps d’attente et le coût des pièces, par ses prises de parole sur les réseaux sociaux, dans une newsletter régulière et sur son site internet. Elle y précise la fabrication artisanale de sa garde-robe, du peignage des fibres de cachemire sur des chèvres en Mongolie intérieure au tissage dans la filature italienne des Marches. Une manière également de répondre à la demande de plus en plus forte de traçabilité et de transparence de la part des consommateurs. 

Le Slip Français s’est essayé en 2023 à la précommande événementielle de slips, boxers et chaussettes – Le Slip Français

Pour le président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin, la logique matérielle de la précommande ne peut se passer de notions immatérielles. “Son aspect logique doit être compensé par une vision émotionnelle très forte”, explique Yann Rivoallan. “Cette émotion se fait chez Asphalte via une qualité de shooting et un ton très convivial, par exemple. Ou bien, chez BonneGueule, via une dynamique extrêmement communautaire. Tout cela déclenche une émotion que d’autres marques n’utilisent pas, car elles sont dans une logique d’impulsivité de l’achat. Là où un Shein mise sur l’impulsion, avec collections exacerbées entraînant surconsommation et destruction de la planète, la précommande adopte une vision plus lente et raisonnée de la mode.

Le dirigeant d’Asphalte, William Hauvette, voit dans l’attente à la fois un frein et un avantage: “Quand on a attendu deux mois son produit, on y est plus attaché que si c’était un achat impulsif. Il faut donc arrêter d’y voir un défaut quand c’est surtout un élément de différenciation de l’expérience client. Nous continuons de travailler dessus, avec une information sur la progression de la fabrication. Cela incite également à l’excellence, car il faut que le produit créé soit d’une qualité telle que l’attente ne soit plus un sujet”. Toutefois, le design des pièces peut poser des dilemmes stylistiques aux marques.

La volonté de rester créatif

La précommande pose effectivement plusieurs interrogations quant à la créativité et au style. Lorsqu’une pièce est mise en vente des mois avant sa mise à disposition, la logique place les notions de tendances au second rang des priorités. Pour les marques, il s’agit alors souvent, pour s’assurer des commandes, de miser sur des basiques (à l’instar des sweat-shirts et t-shirts monochromes ou des réconfortants pull-overs unis en maille), des vêtements travaillés pour leurs matières et leur praticité plutôt que basés sur les coupes et les motifs du moment.

En pleine relance, Commune de Paris alterne des basiques et des produits plus graphiques dans sa collection – Commune de Paris

Un carcan dont certains tentent cependant de s’extraire. Commune de Paris alterne ainsi “des basiques avec des produits plus graphiques et travaillés en termes de style”. “Nous prévoyons d’agrandir l’offre pour l’hiver prochain avec des pièces à manches et des lainages”, souligne son cofondateur Alexandre Maïsetti.  En pleine relance, la marque parisienne ne compte pas sacrifier sa veine créative sur l’autel de la précommande.

Le duo à la tête de Later partage ce parti pris. “Nous avons eu des précommandes qui ont un peu moins bien fonctionnées pour des raisons de saisonnalité, comme des vestes en laine vendues en juin pour une livraison en septembre”, nuancent Benoit Tardif et Benjamin Hooge, conscients que certaines pièces séduisent moins par ce mode de vente. Avec leur vestiaire masculin en fibres recyclées, les cofondateurs de la marque défendent la précommande comme une nouvelle manière de consommer la mode.

Quid de la rentabilité?

A l’heure d’une nouvelle crise de la consommation dont la mode est l’une des principales victimes, la précommande est-elle cependant rentable? Il ressort en effet qu’aucune grande enseigne ou marque n’a adopté ce modèle à une grande échelle. Faisant de la précommande un modèle qui doit encore faire ses preuves, restant pour l’heure réservé à des structures petites et moyennes généralement positionnées sur un segment premium.

Des marques qui doivent en outre investir lourdement pour élargir, consolider et animer leur communauté de clients dont elles sont dépendantes, tout en convaincant les néophytes que leurs produits méritent le temps d’attente. Commune de Paris ou Asphalte sont ainsi largement représentées dans les espaces publicitaires en ligne. Quitte à parfois récolter des commentaires irrités en retour.

Depuis 2017, la jeune pousse écoresponsable Patine mise sur un vestiaire en précommande et en réassort – Patine

“Pour doper ses ventes, H&M ouvre des magasins, nous on achète des publicités en ligne, car il n’y a pas d’autre choix possible”, résume simplement William Hauvette, dont l’entreprise aurait toujours été rentable, bien que 2024 devrait être le premier exercice apportant un bénéfice soutenu. “Asphalte a aussi une responsabilité: étant le seul gros acteur de la précommande, si nous n’arrivions pas à être rentable, cela enverrait le signal que peut-être personne ne pourrait trouver la bonne formule pour ce modèle.”

Ainsi, la précommande peut séduire par ses arguments, qu’ils soient écologiques et ou financiers, minimisant les risques, les invendus ou permettant de tester certains nouveaux produits. Une vérité qu’ont pu expérimenter de jeunes labels naissants comme des marques établies désireuses de trouver des alternatives au modèle classique de production.

Reste que le seuil de rentabilité demeure complexe à identifier comme à atteindre. Et la fin d’un réseau d’ateliers comme Tekyn, qui misait notamment sur le développement de la précommande au sein des marques, sonne pour certains comme un avertissement. A l’heure où la chaîne de production n’est pas encore adaptée pour répondre aux précommandes de plus gros volumes, se pose donc la question de la capacité (et de la volonté) du secteur à se transformer.

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