Quatre scénarios possibles
Statu quo : Cdiscount peut rester dans le giron du groupe Casino, mais pour que le site ne vivote pas, il faudra que le distributeur investisse dans son développement.
Rachat par un distributeur étranger, « basé en Allemagne ou en Italie qui souhaiterait pénétrer le marché français », d’après Marc Sulmona, associé chez BearingPoint.
Rachat par un acteur spécialisé, « l’option Fnac Darty est plausible car Daniel Kretinsky en détient 30 % et est actionnaire de Casino. Cela faciliterait la bascule », suppose Clément Genelot, analyste financier chez Bryan, Garnier & Co.
Rachat par un fonds d’investissement spécialisé dans la reprise d’entreprises en situation délicate, comme Shopinvest. « Ce ne sera pas l’option préférée, car elle pourrait coûter cher en termes d’emploi », poursuit-il.
Le Gavroche de l’e-commerce, Cdiscount, est tombé comme beaucoup d’acteurs le nez le premier dans le ruisseau de la crise inflationniste. La montée des prix a incité les consommateurs à repousser leurs dépenses d’équipement de la maison, l’une de ses verticales clés.
Au premier semestre 2024, la société bordelaise brûle 100 millions d’euros de trésorerie. Son volume d’affaires fond de 11 %, après un plongeon de 14 % en 2023 et de 16 % en 2022. Des chiffres qui parlent d’eux-mêmes. Le nouveau capitaine du navire Cdiscount, Thomas Métivier, s’est lancé, depuis son arrivée en janvier 2023, dans une complexe opération de sauvetage pour faire face à une situation qualifiée de « mauvaise » par Clément Genelot, analyste financier de Bryan, Garnier & Co.
Les chiffres
2,8 Mrds € : le volume d’affaires 2023 de Cdiscount, six fois inférieur à celui d’Amazon en France*
15,3 millions : le nombre de visiteurs par mois sur le site de Cdiscount au T2 2024, contre 15,7 millions chez Temu et 36,9 millions chez Amazon
Sources : entreprises, *estimation LSA
La phase 1 a déjà été enclenchée : rendre la plate-forme rentable grâce à une stratégie de bascule de l’offre en propre vers la marketplace, plus lucrative, car le site ne détient pas, dans ce second modèle économique, directement les stocks. Les frais importants engendrés par leur gestion reposent sur les vendeurs tiers. « Nous ne vendons presque plus d’articles de mode et de décoration en propre. Nous avons aussi beaucoup réduit la voilure sur les produits à petits prix, en dessous de 20 €, car nous perdions de l’argent sur ces commandes, même si elles pouvaient avoir du sens en termes de fidélisation des clients », détaille Thomas Métivier.
Une stratégie défensive pertinente sur le low-cost au vu de l’arrivée en France en avril 2023 du rouleau compresseur Temu. Cette place de marché, basée à Boston (Massachusetts), commercialise des produits non alimentaires fabriqués en Chine à des tarifs imbattables.
L’e-commerçant français, enfin en passe de sortir la tête de l’eau ?
100 M € : le déficit de trésorerie de Cdiscount au premier semestre 2024, contre 200 M € un an plus tôt
52 M € : le déficit net des opérations poursuivies sur la période. Il se montait à 65 M€ au premier semestre 2023
– 11 % : la baisse du volume d’affaires sur la période, alors que les ventes en ligne de produits progressent de 5 % en France au T2*
4 M € de cash flow dégagé au troisième trimestre 2024, signe que la rentabilité pourrait être bientôt de retour si ces résultats se confirment au cours des trimestres à venir
0 % : l’évolution du volume d’affaires au T3, pour la première fois depuis… mi-2021
– 9 % de baisse du CA sur la période
La bascule de l’offre en propre vers la marketplace
38 % : la part du volume d’affaires réalisée sur la marketplace par Cdiscount au T1 2020
67 % : la part réalisée au T3 2024, soit près de 30 points de plus qu’il y a quatre ans
Sources : entreprise, *Fevad
Des commandes deux fois plus rentables
Cette étape du plan de redressement de Cdiscount est quasiment terminée : au troisième trimestre 2024, le site réalise plus de 67 % de son volume d’affaires sur sa place de marché, soit 30 points de plus que début 2020. « Cdiscount est arrivé au plafond de verre. Ils doivent continuer à vendre une partie de leur offre en propre pour négocier des tarifs intéressants avec leurs fournisseurs sur des produits d’appel, sans quoi ils perdraient en attractivité. Les points de rentabilité gagnés par ce biais sont derrière eux », pointe François Duranton, CEO de l’agence de conseil ZeTrace. « Nous avons, par exemple, fait une offre l’année dernière avec la marque Lego : deux boîtes achetées, une offerte. L’intégralité du stock est partie en une heure ! », illustre ainsi le PDG de 37 ans.
« Une fois la rentabilité retrouvée, notre priorité sera de faire repartir les volumes de vente et le nombre de clients dans un contexte économique comportant une part de challenge. »
Thomas Métivier, PDG de Cdiscount
Malgré cette bascule vers la marketplace, Cdiscount ne sera pas profitable cette année, contrairement à ce qu’avait scandé Thomas Métivier dans nos pages fin 2023. Mais de légers signes d’embellie ont enfin été enregistrés au troisième trimestre 2024, signe que la rentabilité n’est peut-être pas une chimère pour la filiale de Cnova, qui appartient au groupe Casino. Son Ebitda progresse de 8 % et l’entreprise dégage 4 millions d’euros de cash flow sur cette période. Son volume d’affaires est même stable pour la première fois depuis… mi-2021 ! « Une très nette amélioration par rapport à nos performances du premier semestre. Aujourd’hui, nous sommes deux fois plus rentables en moyenne sur chaque commande qu’avant le Covid », rassure le dirigeant de Cdiscount.
Pour améliorer le niveau de rendement de sa société, le CEO dispose d’une autre carte dans sa manche : comme Amazon, il mise sur les services B to B, nettement moins à la merci d’un retournement de la consommation que l’e-commerce destiné aux particuliers. Certes, le pôle de rentabilité numéro un du géant d’internet est de très loin AWS (Amazon Web Services). Cdiscount est privé de cet atout du cloud. Mais comme son rival américain, l’entreprise française peut compter sur la publicité.
La vente d’espaces publicitaires progresse en effet de près de 13 % sur un an en 2023. « Nous avons réalisé 75 millions d’euros de revenus dans le retail media l’année dernière, principalement sur les produits sponsorisés. Ces investissements publicitaires ont un effet vertueux pour la visibilité des marques et des vendeurs, car ils leur permettent d’obtenir en moyenne 10 euros gagnés pour 1 euro dépensé », chiffre Thomas Métivier.
Cette activité est justement tractée par l’essor de l’offre marketplace : « En 2024, nous enregistrons autour de 10 % de croissance sur les produits sponsorisés », ajoute-t-il. Ceux-ci constituent le levier de retail media le plus populaire. Cdiscount est encore petit sur l’autre partie du marché : la vente de données pour des sites tiers. « Ils font face sur ce créneau à d’importants concurrents, comme Publicis. Mais la qualité des équipes data de la société devrait lui permettre de gagner des deals », assure Marc Sulmona, associé de la société de conseil BearingPoint et ancien de chez Cdiscount.
« Cdiscount mène une stratégie défensive. Thomas Métivier veut arrêter l’hémorragie d’Ebitda et de cash flow pour séduire un potentiel repreneur. Les résultats du troisième trimestre 2024 vont en ce sens. »
Marc Sulmona, associé chez BearingPoint
Le bordelais peut aussi compter sur le développement de son activité de gestion de la logistique pour compte de tiers, C-Logistics. « De plus en plus de marketplaces veulent travailler en direct avec les fournisseurs et les marques en court-circuitant les distributeurs. Or ces entreprises ne savent pas gérer les flux. Elles ont besoin d’acteurs comme Cdiscount pour le faire », résume l’expert de BearingPoint.
Certes, le marché est très disputé : CMA CGM, un des leaders mondiaux du transport maritime et de la logistique avec ses 47 milliards d’euros de chiffre d’affaires 2023, n’est pas un petit concurrent. Amazon et son offre de fulfillment non plus. « Mais la logistique de Cdiscount est aujourd’hui puissante. Ils savent livrer en express, ce qui est difficile pour certains acteurs du secteur, moins bien organisés sur le centre-ville. Son niveau de satisfaction client en hausse [+ 5 points au T3 2024, NDLR] en témoigne », complète le consultant.
C-Logistics a multiplié par quatre le nombre de colis envoyés entre 2022 et 2023. Les deux tiers de cette activité sont des commandes passées sur son site, les autres sont réalisées sur des sites tiers. « Nous avons là un beau levier de croissance », avance Thomas Métivier. « En revanche, sa branche Octopia, plate-forme technologique de création de marketplace, reste de petite taille. Le marché a déjà été capté par Mirakl.Octopia commercialise néanmoins avec succès son catalogue de vendeurs tiers à des places de marché trop peu achalandées. Mais ce n’est pas le cœur de valeur de cette activité », analyse François Duranton.
Pas la priorité pour Casino
Cette double stratégie de rentabilité devrait permettre à Cdiscount de s’autonomiser au maximum de son actuel propriétaire, le groupe Casino. Car alimenter les finances de l’e-commerçant pour lui donner les moyens de croître ne semble pas être la priorité absolue du nouveau directeur général du distributeur, Philippe Palazzi. Le successeur de Jean-Charles Naouri doit d’abord gérer les 3 000 licenciements liés au plan social annoncé en avril dernier et travailler au repositionnement de ses enseignes de proximité que sont Monoprix et Franprix. Lorsque ces dossiers urgents seront gérés, peut-être que Casino choisira de garder Cdiscount en son sein et de lui donner l’attention dont il a besoin pour grandir.
« Cdiscount est pris en étau entre Amazon, les distributeurs spécialisés, et Temu avec ses produits low cost chinois. Or la marketplace généraliste est un métier de gros volumes, avec peu de places au sommet. »
Clément Genelot, analyste chez Bryan, Garnier & Co
Mais il est aussi possible que la mariée n’ait plus besoin de faire le dos rond. Peut-être sera-t-elle alors assez forte pour trouver un repreneur ? Plusieurs scénarios de rachat sont sur la table à horizon deux à cinq ans : un acteur étranger, souhaitant se positionner en France grâce à un site comptant plus de 15 millions de visiteurs uniques par mois, pourrait être intéressé. Autre hypothèse : un distributeur spécialisé type Fnac Darty.
Le retailer, détenu à 30 % par le principal actionnaire de Casino, Daniel Kretinsky, n’a pas souhaité commenter. Il a déjà démenti plusieurs fois des rumeurs de rachat du site e-commerce. « Attention, Fnac Darty et Cdiscount sont directement concurrents sur la partie marketplace de leur activité. Ils ont les mêmes vendeurs et proposent leurs services logistiques à des tiers. Pas sûr que les synergies soient suffisantes », tempère Marc Sulmona. Enfin, le bordelais pourrait être racheté par un fonds d’investissement spécialisé dans les entreprises en difficulté, comme Rue du Commerce avec Shopinvest en 2020.
Une guerre sans merci sur les prix
« Pour l’instant, Casino ne souhaite pas brader Cdiscount. L’entreprise dispose tout de même de gros atouts. Son trafic est très important et les compétences data de ses équipes valent de l’or », pose Marc Sulmona. « Le site sera vendu au maximum 0,3 fois le montant de ses ventes, soit 290 millions d’euros. Et je suis généreux », évalue Clément Genelot. En novembre 2023, Casino avait racheté 34 % des parts de la maison mère de Cdiscount, Cnova, pour en devenir le seul propriétaire. L’entreprise avait alors été valorisée moins de 30 millions d’euros…
Avec ou sans perspective de rachat, Cdiscount est maintenant fin prêt pour lancer le deuxième étage de la fusée de son plan de redressement : « Aller chercher de plus gros volumes de vente et augmenter le nombre de clients grâce à notre nouvelle identité de marque lancée en juin, malgré une année où la dynamique du secteur est… chahutée », annonce Thomas Métivier. Une remontada dont le succès est fondamental sur un marché de volumes avec peu de places au sommet.
Pour la réussir, l’e-marchand s’est lancé dans une guerre des prix avec ses principaux concurrents, mise en scène à grands coups de spots télévisés. « Nous vérifions 1,5 million de prix tous les jours. Cela représente plus de la moitié des produits vus sur notre plate-forme. Depuis cet été, certaines fiches produits de notre site affichent que nous sommes moins chers que nos concurrents. Cette télévision est, par exemple, 12 % moins coûteuse que sur Amazon », pointe ce diplômé de l’École polytechnique et ingénieur du Corps des mines, dont le site réaliserait des promos de 15 % en moyenne contre 10 % sur Amazon.
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Cette stratégie pourrait se révéler risquée pour le groupe, car Temu propose des produits à des tarifs défiant toute concurrence. « Nous ne nous positionnons pas frontalement sur les mêmes verticales qu’eux. Mais c’est vrai que ces acteurs font du dumping, avec le soutien tacite de l’Union européenne. Aujourd’hui, du fait de subventions, cela coûte moins cher à un fabricant chinois de livrer son produit en France depuis la Chine par avion que de l’envoyer en bateau, de le stocker chez nous, puis de l’expédier. Il y a un problème de structuration du marché. Les autorités doivent agir ! », s’exclame ce membre du comex de Casino.
Il craint décidément beaucoup de la sphère politique. Dernière inquiétude en date : les parlementaires français travaillent actuellement sur une extension de la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) aux entrepôts des sites e-commerce. Un caillou supplémentaire dans la chaussure du groupe, qui pourrait devoir verser plusieurs millions d’euros à l’État si le projet se concrétise. Espérons qu’il n’empêchera pas Gavroche de se relever et de camper solidement sur ses deux pieds pour faire face à ses coriaces adversaires, seul ou accompagné d’un nouveau propriétaire.
La Tascom, potentielle épine supplémentaire dans le pied de Cdiscount
Si la taxe proposée par les parlementaires aboutit, le site devra payer des millions d’euros par an.
Les parlementaires français cherchent à augmenter les recettes de l’État dans un contexte tendu pour les comptes publics. Un amendement du projet de loi de finances pour 2025, présenté en octobre, propose d’assujettir à la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) les entrepôts des entreprises de vente en ligne de plus de 10 000 m². Si un tel projet était confirmé, Cdiscount, et ses 300 000 m² d’espaces de stockage en France, devrait débourser chaque année plusieurs millions d’euros. « Nos concurrents internationaux ne seront pas soumis à cette taxe, qui pèsera sur notre compétitivité. Des délocalisations ne sont pas à exclure totalement, avec des conséquences sur l’emploi », se désole Thomas Métivier, PDG du site basé à Bordeaux.
Cet article est issu de l’édition du 14 novembre 2024