Rentabilité en agences : la fin d’un tabou


« Vous pensez qu’un jour les médias arrêteront de favoriser les levées de fonds au profit des belles PME françaises ? Parce que ça fait 10 ans et je n’ai jamais eu un journaliste qui m’appelle en disant [qu’il a] envie de faire un beau papier sur les enjeux de la rentabilité des entreprises ! ». Cette assertion aux allures de vœu pieux, dénichée sur LinkedIn et émanant du fondateur d’une agence de marketing digital comptant sur le marché, en dit long quant à l’angle mort que constitue la rentabilité. Laquelle ne fait guère le poids médiatiquement dans le secteur du marketing digital et de l’adtech face aux levées de fonds, acquisitions et autres partenariats prestement qualifiés de « stratégiques ».

En élargissant la focale aux agences de communication, la situation est peu ou prou comparable. À la différence que ce sont les opérations de communication et les campagnes publicitaires remarquées qui prennent la lumière. La forme au détriment du fond ? Probablement, car un observateur averti aura tôt fait de constater que les agences de communication et de marketing, si prolixes quant à leurs campagnes, se montrent nettement moins disertes sur le sujet de la rentabilité. Pour les groupes évoluant en Bourse comme WPP, Omnicom ou encore les français Publicis et Havas – coté depuis peu à Euronext Amsterdam, il s’agit certes d’un passage obligé. Mais pour les acteurs indépendants, la musique est différente. De là à parler de tabou ?

Aveu de faiblesse

« Dans le domaine du marketing digital, ce tabou existe pour une raison précise : la rentabilité est directement liée à la qualité délivrée aux clients », estime Andréa Bensaid, CEO du groupe Eskimoz (250 consultants pour 35 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023), qui accompagne des entreprises de toutes tailles via ses bureaux situés à Paris, Bordeaux, Lyon, Düsseldorf, Madrid, Londres et Milan. En d’autres termes : faire état d’une rentabilité en berne sonne comme un aveu et revient à se saborder ainsi qu’à écorner la confiance de clients actuels ou potentiels.

Tout sauf une idée judicieuse, en particulier pour les agences de communication confrontées à un paysage devenu « extrêmement compétitif ces dernières années », comme le rappelle David Leclabart, coprésident de l’Association des agences conseil et création (AACC). « Il n’y a pas de tabou en la matière. Au contraire, les niveaux de rentabilité sont une donnée primordiale que toutes les agences regardent afin de garantir la viabilité du projet d’entreprise. Mais il faut reconnaître que l’industrie créative n’est pas très financiarisée, ce qui s’explique par des facteurs à la fois historiques et structurels avec une hétérogénéité grandissante des acteurs et une multiplication des métiers », concède celui qui est également président du groupe indépendant AustralieGAD.

« Après l’âge d’or de la pub, il y a longtemps eu des difficultés à parler d’argent. Pour autant, cela a toujours été évident pour nous. On maîtrise nos ratios et on les tient », témoigne de son côté Frédéric Clipet, président du groupe indépendant Syneido, présent à Paris, Lille et Lyon avec 250 collaborateurs. Le fruit d’une trajectoire rigoureusement maîtrisée et d’acquisitions ciblées visant à enrichir progressivement l’éventail des expertises.

Rigueur financière

Pour juger de la rentabilité d’une agence, s’attacher à certains indicateurs financiers précis (marge brute, ratio de la masse salariale sur la marge brute, ratio du résultat sur la marge brute…) donne de précieux indices. Mais la comparaison reste un exercice périlleux, tant mettre en regard une société de production, une agence créative, un cabinet conseil, une agence média ou encore un acteur de l’événementiel s’avère contre-nature. Une chose est sûre néanmoins : « En termes de comptabilité, le moindre point compte car il permet de gagner en profitabilité », appuie David Leclabart quant à « une rigueur administrative et financière qui coûte cher ». Cela soulève légitimement la question du business model sur un marché de la communication où les agences indépendantes souffrent massivement.

« Pas moins de 98 % du chiffre d’affaires global est capté par 198 agences en 2023, contre 239 en 2022. La captation se retrouve aussi du côté des résultats net », soulignait Frédéric Assouline, cofondateur du cabinet de conseil en fusion-acquisition Spin-Off & Co, à propos du récent classement des 300 premières agences françaises, publié par Stratégies. De quoi s’inquiéter pour « les plus petites agences, de moins en moins rentables ».

Le modèle des petites structures, y compris spécialisées, est-il voué à terme à l’échec ? « Il y a toujours eu des créatifs qui, à un moment donné, ont quitté les réseaux ou les agences au sein desquelles ils évoluaient pour créer leur propre structure. C’est toujours le cas aujourd’hui. Mais on voit bien que pour se faire durablement une place sur le marché, c’est une autre histoire », rappelle David Leclabart. « Passer de 5 à 50 salariés s’avère très complexe », constate également Andréa Bensaid vis-à-vis d’un effet de taille décisif pour assurer ses arrières en cas de coup dur ou de mauvaise passe sur le volet du new business.

Concentration à l’œuvre

Faut-il alors raisonner comme un chef d’entreprise lambda avant même de penser comme un communicant ou un créatif ? « Nous sommes des chefs d’entreprises avant d’être des communicants », assume pleinement Frédéric Clipet, rappelant à cet égard que montrer patte blanche rentre dans les mœurs. « Dans le cas d’un annonceur majeur organisant une grosse compétition, celui-ci veut voir tous les chiffres des agences participantes et c’est logique », poursuit le président du groupe Syneido.

Outre la capacité à séduire les annonceurs sur le sérieux de son modèle, une forte rentabilité s’avère un atout indispensable pour s’adapter aux évolutions constantes du marché. « C’est une évidence. Une faible rentabilité entraîne un cercle vicieux puisqu’il n’est alors plus possible d’investir dans des outils tech et de nouveaux profils afin de répondre aux attentes du marché », souligne Andréa Bensaid, qui cite en exemple « le CRM maison développé par Eskimoz, qui aura nécessité un million d’euros d’investissement » au total. « Aucune agence indépendante ou presque n’a les moyens d’investir une telle somme », assure-t-il.

Sur le plan de la marque employeur et de la rétention des talents, la rentabilité a également des conséquences directes, permettant théoriquement de garantir des conditions de travail privilégiées et des grilles salariales attractives. Une situation qui profite aux acteurs les plus puissants et qui se traduit par une concentration accélérée du marché ces dernières années. « La concentration s’avère forte en ce moment et ce pour plusieurs raisons. D’une part, il existe un facteur générationnel avec toute une génération de dirigeants d’agences qui cherchent actuellement la meilleure solution pour passer le relais. Deuxièmement, gagner des budgets structurants ou sur un scope élargi nécessite d’être spécialisé et performant dans un nombre de plus en plus élevé de disciplines, raison pour laquelle AustralieGAD s’est d’ailleurs équipé dans différents métiers ces dernières années. C’est aussi cet aspect qui explique que de plus en plus d’acteurs s’adossent à des groupes ou des noms plus solidement établis. Enfin, troisième et dernier facteur : le rapport aux contrats et aux agences avec des budgets qui changent de plus en plus fréquemment de partenaires sur le plan de la communication, ce qui affecte directement le modèle économique des agences », synthétise David Leclabart.

Morcellement budgétaire

Pour en faire la démonstration et documenter cet inquiétant phénomène chiffres à l’appui, l’AACC a missionné l’an passé Opinionway pour scruter les appels d’offres auxquels 40 de ses membres ont participé en 2023. À la clé, des résultats sans appel. Si le nombre de compétitions menées par les agences reste stable à périmètre constant vis-à-vis de 2021, « on observe une précarisation des relations marques-agences, un morcellement budgétaire et une dégradation dans la conduite des compétitions », résumait Caroline Fontaine, déléguée générale de l’AACC. Trois chiffres suffisent à illustrer le péril qui guette les agences : à peine un tiers (33 %) des compétitions aboutissent à un contrat pluriannuel, les compétitions à moins de 500 000 euros représentant 60 % du total, sans oublier un taux de succès tombé de 51 % à 39 % en deux ans. Pire encore : 15 % des compétitions ne vont pas à leur terme. De quoi fragiliser la rentabilité de tout un secteur et se poser des questions sur la responsabilité des annonceurs alors que « la consultation doit devenir la norme pour les marchés sans contrat pluriannuel », défend le coprésident de l’AACC, conscient que les dédommagements parfois consentis aux agences perdantes sont loin de couvrir les dépenses engagées pour participer à une compétition.

Loi des chiffres

« Le rôle des annonceurs est assez ambivalent aujourd’hui puisqu’ils veulent avoir des agences et des sociétés pérennes à leurs côtés tout en pressurant régulièrement ces mêmes acteurs », souligne pour sa part Guillaume Ruckebusch, CEO du groupe Syneido. Dans ces conditions, la volonté de trouver des alternatives est grande pour les agences en difficulté. À commencer par faire appel aux profils freelances, potentiellement vus comme une solution pour améliorer la rentabilité et combler le déficit d’expertises en interne. « Les freelances ne sont pas la solution. Y avoir recours ne fait que déporter la précarité », juge David Leclabart.

« Au-delà du cas des freelances qui peuvent être une réponse ponctuelle à un surcroît d’activité, ce qu’il faut regarder lorsqu’on parle de rentabilité, c’est la richesse créée par salariés et la manière de la redistribuer. Quand on gouverne uniquement par les chiffres, on crée de la violence. Mais il faut que la profession ait le courage d’aborder le sujet et d’afficher ses chiffres », résume Frédéric Clipet. Moyen de faire tomber une fois pour toutes le tabou.



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