L’essor de l’IA générative bouleverse en profondeur notre rapport au travail intellectuel, sans pour autant tenir toutes ses promesses. Il y a ainsi un décalage manifeste entre la puissance des modèles génératifs et leur impact réel sur la productivité des cols blancs. De plus, face à l’accélération technologique, les entreprises hésitent, les collaborateurs s’interrogent, et les nouveaux usages peinent à être adoptés. Pourtant, une chose est sûre : cette transition est inévitable. Encore faut-il savoir comment l’orchestrer pour créer de la valeur, et non des fractures durables. L’objectif étant de définir une nouvelle complémentarité entre ressources biologiques et numériques pour que les entreprises comme les salariés y trouvent leur compte.

En synthèse :
- Malgré des capacités cognitives supérieures à la moyenne humaine, l’IA générative peine à transformer concrètement le quotidien des cols blancs, freinée par l’instabilité technologique et des structures organisationnelles obsolètes ;
- L’IA excelle dans l’analyse, la recherche et l’automatisation, mais les humains conservent le monopole du discernement, de la créativité authentique et du savoir-être issus de l’expérience vécue ;
- Une nouvelle fonction managériale se dessine, centrée sur la coordination de systèmes hybrides humain + IA, plutôt que sur la supervision traditionnelle d’équipes ;
- La transition est freinée par une forte résistance au changement et une fracture numérique, l’enjeu étant d’accompagner les collaborateurs pour qu’ils deviennent acteurs de cette transformation ;
- L’adoption de l’IA est une nécessité pour les entreprises, pourtant la future différenciation ne se fera pas sur la technologie, qui sera une commodité, mais sur la qualité des talents humains à la piloter.
Deux ans et demi après le raz-de-marée ChatGPT, force est de constater que la révolution annoncée se fait attendre. Les cadres et assimilés continuent de crouler sous les emails, ils passent perdent toujours plus de temps en réunion, et les fameux gains de productivité promis par l’IA générative sont beaucoup plus théoriques que factuels. Pourtant, avec plus d’un milliard d’utilisateurs pour ChatGPT et Meta AI, ainsi des modèles de raisonnement dont le QI dépasse allègrement la moyenne humaine, nous disposons en théorie d’outils d’une puissance inédite. Comment expliquer ce paradoxe ? La réponse tient en grande partie à notre incapacité collective à repenser fondamentalement la nature même du travail intellectuel à l’ère de l’IA.
Nous sommes face à une situation profondément paradoxale : D’un côté, des modèles de raisonnement dont les capacités cognitives dépassent largement la moyenne humaine ; et de l’autre, une attitude attentiste de la part des organisations. La raison est aussi simple que navrante : les progrès sont si rapides et les socles technologiques si instables qu’ils découragent l’action (Quand la course à l’innovation devient contre-productive). Avec de nouveaux modèles et fonctionnalités qui sortent toutes les semaines, il est plus compliqué que jamais de justifier un budget de développement pour un projet qui sera obsolète dans six, voire trois. Le problème est bien souvent double : on ne sait pas par où commencer et dans quel but (L’adoption de l’AI générative ne passera ni par les politiques, ni par les cas d’usage).

Mais au-delà de ces considérations, le fond du problème n’est pas tant technologique qu’organisationnel et culturel : nous tentons d’intégrer ces nouveaux outils dans des structures de travail conçues pour l’ère industrielle, avec des méthodes de management héritées du taylorisme et des habitudes profondément ancrées dans une logique pré-numérique. C’est comme essayer de faire voler un avion avec les méthodes de navigation maritime du XVIIIe siècle ! Et pourtant, dans le doute, on continue d’y croire et de considérer l’IA comme une potion magique que l’on saupoudre sur des perspectives de croissance plus faible que prévu en espérant une guérison miraculeuse : LVMH Bets on AI to Navigate Luxury Goods Slowdown.
Loin des prophéties auto-réalisatrices, nous verrons dans cet article que le véritable enjeu n’est pas tant de savoir si l’IA va transformer le travail des cols blancs, mais comment orchestrer cette transition inévitable pour que les entreprises et les salariés y trouvent leur compte. Car si la substitution est une réalité économique, la complémentarité est une nécessité stratégique.
Un bouleversement évident du monde du travail, mais que personne ne sait réellement anticiper
Voilà presque deux ans que l’IA générative est un sujet quasi-exclusif pour mon travail au quotidien (missions de conseil, conférences, formations…). Une période d’euphorie comme je n’en avais jamais connu auparavant. Surtout un gigantesque brouhaha médiatique où les prévisions les plus optimistes croisent les assertions les plus fantaisistes. En gros : l’IA va tout changer, pour tout le monde, tout de suite. Pourtant, les changements prophétisés se font attendre…
Il ne faut ainsi pas chercher longtemps pour tomber sur des études qui annoncent des bouleversements soudains et irrémédiables dans le monde du travail engendrés par l’IA :

Vous pourriez me dire que toutes ces publications concernent le marché US, et je vous répondrai que pas forcément. La preuve en est avec cette étude de la BPI menée auprès de plus de 1.200 dirigeant(e)s : 58 % des dirigeants considèrent que l’IA est un enjeu de survie… à moyen terme (donc pas pour tout de suite). De ce fait, seuls 32% des PME et ETI ont adopté l’IA générative, dont plus de la moitié utilisent de solutions gratuites (cf. Les entreprises françaises et l’IA : l’aube d’une révolution). Il ne faut pas aller bien loin pour chercher la cause de ce « retard » : les 3/4 de ces PME et ETI sont encore empêtrées dans leur transformation digitale, implémenter l’IA générative ne ferait que compliquer un chantier déjà largement assez complexe.
Mais le problème, c’est que tous les avis convergent : l’IA est va redéfinir la façon dont nous travaillons et créons de la valeur. Et si vous restez sceptique face à toutes ces promesses (De l’IA générale aux super-intelligences : course au progrès ou fuite en avant ?), les grands éditeurs en remettent une couche avec la nouvelle marotte des experts IT : les agents intelligents (L’agentisation du web va-t-elle asservir les éditeurs et annonceurs ?). Des collègues synthétiques qui vont petit à petit venir grossir les rangs des forces vives des entreprises : AI at Work: How Human-Agent Teams Will Reshape Your Workforce.

Ces collègues synthétiques sont-ils à considérer comme des ressources informatiques (des applications qu’on exploite) ou des ressources productives (des pseudo-salariés auxquels on peut déléguer des tâches répétitives) ? Ce laboratoire pharmaceutique a choisi de ne pas trancher sur cette question, puisqu’ils ont décidé de fusionner les services RH et IT au sein d’un même département : Why Moderna Merged Its Tech and HR Departments. Le but de la manoeuvre étant bien évidemment de réaliser des gains de productivité (= faire des économies) en déployant des milliers d’agents intelligents pour automatiser les tâches à faible valeur ajoutée (= bloquer les embauches de juniors).
J’ironise, mais d’un point de vue comptable et organisationnel, que les ressources soient biologiques (humains) ou synthétiques (IA), l’important est de s’assurer qu’elles produisent, ou plutôt qu’elles contribuent à l’activité de l’entreprise. Idéalement, c’est mieux si les ressources synthétiques assistent les ressources biologiques selon un schéma d’augmentation (améliorer la productivité) plutôt que de substitution (remplacer).
Ne soyons pas naïfs : les discours du type « Human first » ne sont mis en oeuvre que si l’humain en question est capable de justifier d’une contribution minimum à la création de valeur. Et au cas où vous poseriez la question : non, remplir des formulaire sen ligne ne créé pas de valeur, c’est simplement un moyen archaïque de déplacer des données d’un système informatique vers un autre. Je répète ce que j’ai écrit dans un précédent article : ce mode de fonctionnement manuel n’est pas viable, pas dans un contexte de marché aussi tendu (cf. L’IA pour restructurer les informations et données).

Il est ainsi plus que temps d’arrêter d’exploiter les outils numériques pour faire ce que l’on faisait avec du papier, et de repenser les flux d’informations et de données en y intégrant l’IA pour optimiser les processus métiers, pas se contenter de numériser l’existant ou de le répliquer dans le cloud. La clé étant d’accélérer cette transformation, pour que chacun y trouve son compte : les salariés comme les entreprises.
Rassurez-vous, il n’est pas question d’opposer employés et employeurs, car l’intégration de l’IA dans les habitudes de travail des cols blancs ne pourra se faire qu’avec leur consentement et leur participation active. Ceci passe logiquement pas une nécessaire redéfinition des rôles et responsabilités pour que les humains et les IA occupent les postes dans lesquels ils vont délivrer un maximum de valeur. Problème : Il reste encore un gros travail d’évangélisation pour pouvoir faire sauter les blocages psychologiques et éviter les désillusions (10 AI Myths Killing Your Business Results).
Humains et IA sont complémentaires. OK, mais comment ?
Je ne suis ni devin ni futurologue, mais quand je constate les progrès réalisés par les modèles génératifs, je me dis qu’à moyen terme (dans les 5 ans), L’IA va être en mesure d’apporter beaucoup de nouvelles capacités aux cols blancs :
- Les modèles statistiques vont augmenter notre capacité de compréhension et d’anticipation grâce à l’analyse de données ;
- Les modèles de langage vont grandement faciliter l’accès à des connaissances structurées (les fameux savoirs) ;
- Les modèles de recherche vont accélérer la collecte et la synthèse d’informations et données ;
- Les modèles de raisonnement vont permettre de développer de nouvelles compétences grâce à l’application de méthodes génériques ou spécifiques ;
- Les modèles d’action vont décupler notre capacité de travail grâce à l’automatisation de tâches répétitives…
En revanche, il y a un certain nombre de caractéristiques qui sont propres aux humains que les IA ne pourront jamais répliquer ou simuler :
- Le savoir-faire et le savoir-être qui sont liés à l’expérience vécue et aux innombrables interactions humaines ;
- Le discernement qui est lié à la culture et nous permet de naviguer dans l’ambiguïté et les zones grises ;
- La discipline qui ancrée dans notre éducation et nos valeurs ;
- L’ambition, moteur hormonal de dépassement et d’innovation ;
- La créativité, celle qui naît de l’inspiration et non de la recombinaison statistique.
Ces caractéristiques ne sont pas des soft skills à développer en formation, mais des attributs fondamentaux qu’il nous faut cultiver et protéger (The great cognitive migration: How AI is reshaping human purpose, work and meaning). Il est de notre responsabilité collective, en tant que salariés, managers et dirigeants, de cultiver activement ces caractéristiques humaines. Cela implique de repenser la formation, la culture d’entreprise et les plans de carrière pour que ces compétences deviennent un véritable levier de différenciation stratégique. Car à terme, toutes les entreprises auront accès aux mêmes modèles génératifs, la seule variable d’ajustement sera donc la qualité de leurs talents humains (Au-delà de la technologie: Pourquoi les compétences professionnelles restent indispensables) pour pouvoir piloter les IA.
De l’émergence des orchestrateurs, les managers du 21e siècle
Cette nouvelle répartition des rôles entre humains et IA annonce la fin du manager tel que nous le connaissons. L’histoire nous enseigne que chaque révolution technologique génère de nouveaux rôles et hiérarchies. Nous avions ainsi les contremaîtres du XIXe siècle qui supervisaient le travail des ouvriers, puis les middle-managers du XXe siècle qui encadraient les employés de bureau et veillaient au respect des processus. Attendez-vous à voir se développer dans les prochaines années les orchestrateurs, dont la mission ne sera plus de superviser des équipes, mais d’orchestrer un système de production hybride, composé de talents humains et d’agents IA.
Ces nouveaux acteurs ne sont ni des techniciens, ni des managers traditionnels. Leur valeur ajoutée réside dans leur capacité à :
- Évaluer un besoin dans son contexte, comprendre non seulement ce qui est demandé, mais pourquoi et dans quelles conditions ;
- Décomposer les problèmes complexes en séquences de travail exploitables ;
- Répartir intelligemment les tâches entre différentes IA et collaborateurs humains ;
- Synthétiser et contextualiser les rendus pour créer le plus de valeur.
Cette nouvelle fonction n’est pas qu’une évolution du management traditionnel, c’est une rupture. L’orchestrateur n’encadre pas des personnes ou ne surveille pas des applicatifs, il coordonne des systèmes hybrides humain / IA. Il ne délègue pas des tâches, il conçoit de nouveaux mini-processus de travail éphémères.

Nous parlons ici d’un cap psychologique majeur à franchir : accepter d’abandonner aux IA un certain nombre de savoir-faire (analyse, recherche d’information, rédaction…) pour se concentrer sur la planification, la supervision et le discernement (réfléchir avant d’appliquer mécaniquement un processus).
Le défi de l’adoption : entre résistance culturelle et fracture numérique
Ce principe d’orchestration est très intéressant, j’imagine que vous ne trouverez personne pour dire le contraire, mais sa mise en oeuvre s’annonce complexe, car les gains de productivité ne sont pas systématiques, loin de là ! Le problème est toujours le même quad il est question de rupture technologique : on se concentre sur la technologie et on oublie le facteur humain.
Comme expliqué plus haut, le basculement vers des modèles de travail hybrides ne pourra se faire sans le consentement des collaborateurs, ceux-là même que l’on cherche encore à convaincre de stocker leurs fichiers dans le cloud ! Il existe des freins culturels et pédagogiques que l’on ne peut malheureusement pas contourner, d’autant plus pour des technologies qui créent autant de problèmes qu’elles ne résolvent de solutions. C’est en tout cas ce que nous révèle cette étude : plus de 80% du temps économisé grâce à l’IA est mobilisé sur d’autres tâches qui sont directement engendrées par l’utilisation de l’IA (Study looking at AI chatbots in 7,000 workplaces finds ‘no significant impact on earnings or recorded hours in any occupation’).
Ce qui est en cause n’est pas l’IA en elle-même, mais son implémentation, car la prise en main est laborieuse et l’intégration aux outils et processus du quotidien n’est pas simple, vous vous en doutez. Encore une fois : Oui, l’IA va redéfinir le quotidien des travailleurs du savoir, c’est certain. Nous avons tous des scénarios en tête qui ont toutes les chances de se réaliser, comme ceux décrits ici : The Age of The Superworker – Four Stages of AI.
La question est plutôt de savoir comment nous allons parvenir à opérer cette transition à partir d’un modèle d’entreprise à bout de souffle (avec une très faible marge de manoeuvre). D’autant plus que cette transformation doit se faire dans un contexte de fortes tensions sociales, car vous vous doutez bien qu’il va y avoir des répercussions sur les salaires et recrutements.
L’impact de la montée en puissance de l’IA et des agents va même au-delà puisqu’il va tôt ou tard concerner le modèle économique des entreprises, et notamment la facturation des prestations. Certains cabinets de conseil ont déjà des idées, avec une facturation au token : A top consulting firm rips up its traditional billing playbook for the AI era.
Si j’estime qu’il est encore un peu tôt pour statuer sur la question de l’évolution du modèle économique, car les technologies sous-jacentes et les régulations sont encore beaucoup trop instables, il est évident que les transformations décrites plus haut vont nécessiter de gros efforts pédagogique (rassurer, accompagner) et méthodologique (définir un cadre de travail pour que tout le monde puisse progresser dans la bonne direction).
Les orchestrateurs comme nouvelle courroie de transmission de l’énergie motrice des entreprises
Revenons sur cette notion d’orchestrateurs, car elle est la clé du pivot des entreprises vers un mode de fonctionnement plus moderne. Il existe ainsi un cadre théorique sur le futur du travail et les entreprises de demain :
Ces « entreprises du futur » sont celles qui sont censées être adaptées à un contexte d’incertitude permanente et de raréfaction des ressources. Celles qui vont nous propulser dans le XXIe siècle. C’est ça la grande réinitialisation dont on nous parle depuis de nombreuses années : un ensemble de changements radicaux dans le fonctionnement des entreprises, dont nous ne voulons pas nécessairement, mais que nous devons faire pour éviter la catastrophe (économique, environnementale, sociale…). Des changements qui doivent être opérés au plus vite, sinon la sanction est immédiate : Procter & Gamble to cut 7,000 jobs, exit brands as consumer uncertainty weighs.
Cette urgence explique en très grande partie l’empressement du marché à faire adopter de force l’IA, car c’est, à priori, la solution la plus plausible à un ensemble de dysfonctionnements internes ou externes. Si vous lisez régulièrement ce blog, alors vous savez que je crois fermement en cette hypothèse, mais elle se heurte malheureusement à la réalité du terrain : une forte résistance au changement et surtout une capacité d’absorption limitée des nouvelles technologies.
Oui, l’IA va durablement s’installer dans notre quotidien professionnel et personnel. Oui, cette grande réinitialisation du travail sera bénéfique. Mais oui, elle devra impérativement passer par de nouveaux modèles d’encadrement qui vont nécessairement émerger, même si la seule valeur différenciante restera humaine, car toutes les entreprises auront accès aux mêmes outils et modèles génératifs.
L’enjeu n’est pas de résister à cette transformation, elle est inéluctable, mais de la façonner pour qu’elle serve véritablement l’épanouissement et l’émancipation des collaborateurs. Cela nécessite du courage, de la lucidité, et surtout une volonté collective de ne pas subir passivement cette révolution, mais d’en être les acteurs conscients et responsables. Les orchestrateurs de demain ne seront pas ceux qui maîtriseront le mieux les outils d’IA, mais ceux qui sauront créer les conditions d’une collaboration fructueuse entre intelligences humaines et artificielles. C’est cette nouvelle grammaire du travail qu’il nous faut collectivement inventer, avec pragmatisme et ambition.
Pour les dirigeants, l’urgence est double. D’abord, lancer un effort pédagogique massif pour combler le déficit de compréhension et dépasser la résistance au changement (acculturation au numérique). Ensuite, mettre en place un accompagnement méthodologique pour aider les équipes à intégrer ces nouvelles ressources synthétiques dans leurs habitudes de travail (chatbots, agents IA…). De nouveaux schémas de travail et de création de valeur émergeront de cette transformation, mais la seule certitude est que dans un monde où la technologie sera une commodité, la valeur différenciante restera profondément, et nécessairement, humaine.