Depuis 2017, Lucky Cart mise sur l’intelligence artificielle pour transformer le marketing digital et améliorer la relation client. Nicolas Trannoy, directeur de la stratégie marketing, explique comment l’IA facilite la personnalisation, accroît la productivité tout en soulevant des enjeux éthiques liés à la consommation d’énergie et la gestion des données. Il revient également sur la vision d’une entreprise indépendante tournée vers l’innovation et l’international.
Affiches Parisiennes : Pouvez-vous nous présenter Lucky Cart ?
Nicolas Trannoy : Lucky Cart, pour faire simple, c’est une entreprise basée à Paris, qui compte un peu plus de 70 collaborateurs. Nous traitons chaque jour environ 2 millions de tickets de caisse. Aujourd’hui, nous couvrons 90 % de ce que l’on appelle les drives, autrement dit le e-commerce dans la grande distribution. Dans nos bases de données, nous avons environ 18,5 millions de shoppeurs activables. Voilà les grandes lignes de ce qu’est Lucky Cart.
Pour expliquer plus précisément, nous récupérons des données de tickets de caisse, qui ont une grande valeur dans la grande distribution car elles sont factuelles. Nous appliquons de la data science à ces données pour mieux comprendre les comportements des shoppeurs. Ensuite, nous diffusons des bannières publicitaires sur les sites des mêmes enseignes.
Notre modèle est un peu particulier : nous nous définissons comme une marketing tech, car nous résolvons des problématiques marketing grâce à la technologie. Certains nous considèrent comme une data tech, car nous collectons des données, d’autres parce que nous diffusons de la publicité. En réalité, nous sommes un hybride, un bon compromis entre les deux, un modèle qu’on peut considérer comme une véritable « télé ».
Quelle est l’histoire derrière cette entreprise ?
Lucky Cart a commencé au début des années 2010-2011, quand les fondateurs ont lancé une société spécialisée dans le “promo gaming”, une forme de gamification de jeux promotionnels. Ils collaboraient avec plusieurs petits acteurs. Le tournant majeur a eu lieu en 2017-2018, quand Romain Charles, le CEO actuel, a repris la société.
Le pivot a été double : d’une part, Romain avait une expérience dans la grande distribution et a rapidement vu le potentiel du promo gaming dans cet univers. D’autre part, il a introduit la data science chez Lucky Cart, en reliant cette technologie à la grande distribution. Ces deux éléments sont très complémentaires, car la data nécessite des volumes importants, ce que permet la grande distribution.
Au départ, nous avons commencé avec une seule enseigne, puis progressivement avec de plus en plus. Aujourd’hui, nous couvrons environ 90 % du marché. Personnellement, je suis arrivé en 2021 ; à ce moment-là nous étions une trentaine, et nous sommes maintenant plus de 70.
C’est donc une aventure qui s’écrit petit à petit, à la fois une entreprise entrepreneuriale classique et une entreprise avec un aspect particulier : nous travaillons au cœur de géants, que ce soit la grande distribution ou les annonceurs, tous acteurs majeurs. C’est parfois surprenant, même pour nous, de voir 70 personnes à Paris collaborer avec des groupes aussi importants.
Où sont stockées ces données ?
Principalement dans le cloud. Cela s’impose pour plusieurs raisons : d’abord, les volumes de données sont importants, ensuite, la sécurisation est plus facile dans le cloud et enfin, les traitements et calculs que nous effectuons nécessitent des infrastructures performantes.
Nous hébergeons toutes nos données chez Google, sur des serveurs situés en Europe. C’était une condition pour certaines enseignes de la grande distribution, elles-mêmes hébergées chez Google. Par ailleurs, cela répond aussi à nos obligations en matière de RGPD, afin d’avoir un contrôle et des garanties sur la circulation des données.
Avec l’augmentation des canaux de diffusion, quel est l’avenir pour le retail ?
Je travaille dans le retail depuis longtemps, et les problématiques ne sont pas entièrement nouvelles. Ce qui change, c’est la multiplication des acteurs et des technologies qui permettent aujourd’hui de faire des choses impossibles il y a dix ans.
Tous les deux ou trois ans, de nouveaux canaux de distribution émergent. Par exemple, il y a quelques années, les services de distribution ultra-rapide comme Gorillas ont tenté de s’imposer, sans succès durable. Aujourd’hui, c’est TikTok qui se développe très rapidement comme canal de vente.
Ce qui est passionnant, c’est que les métiers évoluent : le retail devient média, et le média se rapproche du retail. Que les réseaux sociaux deviennent des canaux de vente n’est pas surprenant, mais cela reste assez impressionnant, presque de la science-fiction.
Qu’est-ce que cela signifie pour les retailers ?
Les nouveaux canaux ont deux impacts majeurs sur le shopper. D’une part, ils élargissent le champ des possibles, ce qui crée un effet buzz. D’autre part, selon le montant des achats, le client a besoin d’être rassuré, de sentir qu’il achète “correctement”.
Cela augmente la complexité : c’est une source d’innovation évidente, mais aussi une source de confusion, car il est difficile de savoir ce qui fonctionnera vraiment.
Pour nous, c’est un sujet quotidien avec nos clients et partenaires. Quand on est une marque et qu’on voit apparaître de nouveaux canaux tous les trois secondes, comment répartir son budget ?
Nous sommes dans une phase d’hyper-développement des possibilités, et il faut identifier ce qui est efficace. L’accélération des cycles est très rapide : dès qu’une phase se termine, une autre commence.
Cela pose des questions aux distributeurs et aux marques sur leurs stratégies.
Enfin, la confiance joue un rôle crucial dans l’acte d’achat. Elle ne se décrète pas, elle se construit dans le temps. Ces nouveaux canaux doivent donc prouver leur pertinence durable.
La personnalisation de l’expérience shoppeur est de plus en plus persistante. Comment fonctionne-t-elle ?
Si l’on prend du recul, la personnalisation n’est pas une nouveauté : elle fait partie du commerce depuis toujours. Une bonne analogie est celle du restaurant de quartier, où le personnel vous connaît, sait ce que vous aimez, vous appelle par votre prénom. C’est de la personnalisation, une compréhension individuelle et une anticipation des attentes.
Aujourd’hui, la personnalisation vise à reproduire cette expérience locale à une échelle beaucoup plus large.
Cela dit, le terme est souvent galvaudé et peut recouvrir beaucoup de choses. En général, on parle de segmentation, c’est-à-dire regrouper les gens par groupes et leur adresser un message ciblé.
Au niveau supérieur, il y a l’ultra-personnalisation, qui correspond à une offre individualisée. Avec les nouvelles technologies, on tend vers l’hyper-personnalisation, qui adapte non seulement l’offre, mais aussi tout le contexte autour.
Derrière cet aspect tendance, il y a une réalité importante : la confiance. Si le client se sent compris par la marque ou le vendeur, il est plus rassuré et l’expérience a plus de sens.
La personnalisation consiste donc à mieux comprendre chaque shoppeur individuellement, puis à utiliser ces données qualifiées, associées à la technologie, pour proposer une expérience cohérente et pertinente. Il existe parfois des fantasmes autour de cette capacité à tout anticiper ou comprendre, mais la réalité est plus pragmatique.
Par ailleurs, les consommateurs s’habituent à des pratiques qui paraissent aujourd’hui évidentes, comme recevoir un e-mail personnalisé. On observe aussi une évolution des notions de données : third party, first party, zero party data. Alors que les cookies intéressaient peu il y a quelques années, c’est devenu un sujet connu, et les consommateurs comprennent mieux l’intérêt des données qu’ils partagent pour personnaliser l’expérience.
Dans le commerce de proximité, les clients donnent souvent volontairement des informations, ce qui instaure une relation de confiance et d’échange. En résumé, personnalisation rime avec confiance et relation commerciale.
Quel est l’impact de l’IA et quel va être son impact futur avec son développement ?
C’est un vaste sujet. Pour nous, c’est un domaine dans lequel on baigne depuis 2017, notamment à partir du moment où on a commencé à utiliser la big data. L’IA est absolument nécessaire car les quantités de données sont telles qu’on est obligé de l’utiliser. Nous travaillons surtout sur de l’IA d’application, c’est-à-dire qu’on lui donne des objectifs relativement restreints et on la spécialise pour ces tâches.
Il y a quelques années, quand on présentait ce que l’on faisait avec l’IA, on passait un peu pour des fous, car cela semblait compliqué pour des choses simples. Aujourd’hui, avec la démocratisation des IA génératives comme ChatGPT, les perceptions ont changé. Mais il faut comprendre que l’IA d’application et l’IA générative sont des familles assez différentes.
Concrètement, l’IA permet de comprendre et de faire des propositions plus pertinentes au quotidien, mais aussi de faciliter la production de contenu. Pour nous, elle est utilisée à la fois pour faire tourner nos opérations et pour améliorer la productivité en automatisant certaines tâches.
Cela aide par exemple à produire des documents ou du code plus rapidement, mais il faut être vigilant car ces productions ne sont pas toujours totalement exactes : par exemple, un document généré par IA peut être 75 à 80 % correct, mais ce n’est pas suffisant.
Pour l’avenir, l’IA va surtout apporter une praticité importante, avec des outils très attractifs. Il est cependant essentiel de comprendre ses principes et d’avoir du recul sur son utilisation, tant personnelle qu’en entreprise. Ce sujet devrait être intégré dans l’éducation.
Nous utilisons déjà l’IA dans la gestion de projet et dans nos interactions avec les partenaires, ce qui améliore l’efficacité. Nous allons vers une personnalisation accrue : personnaliser les messages, les couleurs, le design… Le champ des possibles est large.
Il y a eu une première vague d’investissement massif dans l’IA, mais le retour sur investissement n’est pas toujours évident. C’est un outil incroyable, mais qui doit être apprivoisé, et il faut savoir ce qui est faisable ou non. Contrairement à une idée reçue, l’IA ne remplacera pas les gens, elle permettra surtout de mieux structurer les tâches.
On sent une accélération depuis 2017, notamment avec l’IA mainstream aujourd’hui, mais il faut suivre comment tout cela va évoluer dans l’écosystème.
Comment voyez-vous l’impact RSE de l’IA ?
L’impact RSE est aussi un sujet vaste. En Europe, nous bénéficions d’un cadre important avec le RGPD, qui impose une vraie responsabilité dans l’utilisation des données.
D’un point de vue pratique, l’utilisation massive de données et les calculs associés ont un coût énergétique non négligeable. C’est un aspect technique mais crucial pour nous, à la fois en termes d’efficacité et d’éthique.
Nous nous concentrons sur ce que les gens font réellement, et non sur ce qu’ils déclarent : par exemple, en utilisant les données des tickets de caisse, sans jamais chercher à connaître leur identité personnelle ou leurs goûts. Cela permet une forme de « dépersonnalisation » des données, qui peut être plus neutre et respectueuse que certains ciblages marketing classiques.
Mais la responsabilité autour de l’IA devra s’accentuer, notamment sur les coûts énergétiques, qui deviendront un enjeu important. Pour l’instant, on est dans une phase d’éveil, mais la prise de conscience doit grandir.
Enfin, le machine learning nécessite beaucoup de mesures et d’analyses pour apprendre, ce qui peut sembler coûteux en énergie, mais est essentiel pour progresser. Ce qui semblait de la science-fiction il y a dix ans est aujourd’hui possible, avec une responsabilité accrue.
Je pense que ce sont les entreprises qui doivent décider comment elles veulent intégrer cette responsabilité. La RSE autour des données digitales deviendra un sujet majeur.
Comment voyez-vous l’avenir de Lucky Cart ?
Pour moi, Lucky Cart est avant tout une aventure qui continue. Nous sommes une entreprise à taille idéale où tout le monde se connaît, ce qui permet de prendre des risques raisonnés.
Nous travaillons avec des grands groupes tout en restant une équipe aux horizons divers : ingénieurs, experts marketing, etc. Cela crée une vraie richesse collective. Nous souhaitons garder cette dynamique, continuer à grandir, mais avec raison. Nous sommes autofinancés (bootstrappés), ce qui a parfois été perçu comme un frein, mais qui s’est révélé être une bonne décision pour nous.
Nos prochaines frontières sont l’international. Nous sommes aujourd’hui très franco-français, mais nous voulons exporter ce savoir-faire. La France est perçue dans le e-commerce comme un lieu d’innovation et de prise de risque, ce qui est une belle opportunité.
Par ailleurs, même si nous sommes très forts sur le e-commerce, le commerce physique reste majoritaire dans la grande distribution. Le digital influence peu à peu le magasin, et nous voulons renforcer notre présence dans ce secteur. Le savoir-faire que nous avons acquis peut s’appliquer aussi à d’autres secteurs commerciaux, car souvent, ce qui se passe dans la grande distribution arrive ensuite ailleurs.
Nous avons beaucoup d’options devant nous, et le vrai défi est de choisir ce que nous voulons faire, et ce que nous décidons de ne pas faire. Je souhaite que Lucky Cart continue à évoluer en gardant cette indépendance et cette capacité à choisir librement.