nouveaux codes d’une communication digitale mondialisée


Depuis leur apparition à la fin des années 1990 au Japon, ils se sont fait une place de choix dans la sphère publique et privée. Aujourd’hui, 92 % des internautes utilisent des émojis (en japonais, il s’agit d’une contraction entre “e” qui veut dire image et “moji” caractère d’écriture) dans leurs communications numériques, d’après des données du Consortium Unicode, l’organisme américain chargé de coordonner la norme Unicode, le codage universel des caractères.

Les émojis, ces pictogrammes de couleur jaune ancrés dans nos ordinateurs, smartphones, tablettes, réseaux sociaux ont apporté un vent de révolution à nos échanges. Principalement utilisés pour véhiculer des émotions, des intentions, montrer des aspects de la vie quotidienne, des transformations sociétales ou dans le but de donner de la force à un message, ces petits symboles semblent s’imposer de plus en plus comme une forme de langage universel. En 2015, le célèbre dictionnaire de la langue anglaise – L’Oxford English Dictionary (OED) – a même désigné l’émoji 😂, représentant un visage pleurant de rire, comme mot de l’année. Il faut dire qu’il est, à l’époque, le pictogramme le plus utilisé à travers le monde. A l’heure où la communication digitale adopte de nouveaux codes liés à l’évolution des technologies et outils numériques – dont l’IA - comment analyser les tendances à l’œuvre derrière le succès des émojis ? Quelles utilisations stratégiques en sont faites par le secteur entrepreneurial ? A l’occasion de la Journée mondiale des émojis célébrée tous les 17 juillet, Big média s’est intéressé à la “vague émojis” et à son impact. 

« L’émoji ne sert pas seulement à exprimer une émotion » 

Coeur rouge, visage qui sourit, signe de la main ok, lèvres qui se mordent, sablier… A quoi servent les émojis ? La question est de mise quand on ne compte aujourd’hui pas moins de 3 800 émojis dans la norme Unicode selon le dernier répertoire de la plateforme de référence sur ces signes, Emojipedia. Pour Pierre Halté, docteur en Sciences du langage et maître de conférences à l’université Paris-Cité, les émojis, d’abord destinés à la téléphonie mobile au Japon, remplissent plusieurs fonctions. Leur rôle principal est de « manifester une émotion, une attitude » mais ils peuvent être utilisés plus marginalement pour remplacer des mots, notamment des noms. Lorsqu’un message est illustré avec un émoji, ce dernier « sert à illustrer sous une forme de récit graphique ce que vous venez de dire », poursuit l’auteur du livre Les émoticônes et les interjections dans le tchat (Lambert Lucas, 2018) : « Cela relève de la reformulation. Ce qui a été dit verbalement est repris sous forme d’émojis et cela apporte un côté ludique, agréable au message. »

Les premières formes de ces pictogrammes, dont le smiley est un ancêtre (ce dessin de visage jaune a été inventé aux Etats-Unis dans les années 60 par Harvey Ball, un publicitaire à qui son  entreprise  a demandé de faire une petite campagne un peu rigolote pour remonter le moral de ses collègues), sont nés avec les premiers outils de t’chat. « Avec l’arrivée des t’chats et de la communication écrite synchrone, il a fallu trouver un moyen de remplacer les gestes, mimiques et expressions qui nous aident, en face à face, à comprendre le ton ou l’intention d’un discours », explique le maître de conférences. Les émojis sont donc apparus comme une réponse à ce manque. Mais, ajoute Pierre Halté, « ces gestes que les émojis remplacent ne servent pas seulement à indiquer des émotions, ils permettent aussi de rythmer le discours, de mimer des actions, des attitudes ou même des petites histoires. Toutes les fonctions qu’on retrouve pour les gestes à l’oral sont transposables à l’écrit par les émojis. » Leur usage en ligne s’inscrit dans un contexte particulier : celui où les individus se mettent en scène, notamment sur les réseaux sociaux, de manière généralement valorisante. Pour le spécialiste, ce cadre numérique favorise l’emploi d’émojis indiquant des émotions positives, bien plus fréquemment qu’en face-à-face. 

Quel essor des émojis dans la communication numérique ? 

En plus de servir d’équivalents visuels, les émojis sont devenus peu à peu des outils incontournables et font partie intégrante des stratégies de communication dans des domaines et secteurs variés : marketing et publicité, relation client, technologie et réseaux sociaux mais également finance, éducation et formation. Objectif ? Attirer l’attention, humaniser ou incarner une marque, créer de l’empathie, de la proximité avec une audience et un public ciblé dans un monde ultra-connecté ou encore renforcer l’engagement… Depuis 2019, le réseau social LinkedIn autorise l’usage d’émojis dans les publications, et certaines entreprises les intègrent jusqu’à leurs objets marketing ou leurs newsletters internes. Bien plus que de simples ornements, ils participent aujourd’hui à structurer les échanges, à valoriser les marques, se constituer une audience… Selon les statistiques de la société Meta, 60 millions d’émojis sont publiés sur le réseau social et 5 milliards sont envoyés chaque jour sur Messenger. En termes de marketing et d’influence, les émojis sont désormais intégrés à des stratégies commerciales : « Certains influenceurs les utilisent par exemple pour représenter des produits dans leurs publications sponsorisées. Ils jouent avec ces pictogrammes pour transmettre des messages publicitaires de façon visuelle et implicite », souligne Pierre Halté. Les émojis peuvent, dans ce contexte, être considérés comme un outil de communication stratégique et d’évaluation. Qu’est-ce qui séduit autant dans les émojis ? Aux yeux de Pierre Halté, il est difficile de dire que l’émoji « séduit », bien que dans sa forme « ludique, amusante, colorée », il y ait cet aspect-là. L’apparition de ces signes correspondent plutôt à un « besoin ».  En effet, communiquer de façon synchrone implique la compréhension du message transmis à travers le corps, les gestes, les expressions de l’autre. « Si on enlève les mimiques faciales, les gestes, les intonations, on ne se comprend pas. La plupart de nos échanges verbaux reposent énormément sur la compréhension de qui est extra-verbal », commente le maître de conférences.   

L’intelligence artificielle, vers une génération d’émojis sur-mesure  

Alors que les émojis s’invitent de plus en plus dans les sphères professionnelles – dans un sondage Opinion Way réalisé en 2022 pour l’outil de messagerie d’entreprise Slack, il est révélé par exemple que l’émoji le plus utilisé est le pouce en l’air (46 % des personnes interrogés) – leur avenir semble indissociable de celui des technologies numériques. Deux scénarios sont possibles selon Pierre Halté. Dans un contexte d’expansion continue des outils numériques – smartphones, messageries instantanées, plateformes collaboratives – les émojis devraient continuer à se diversifier. Mais si l’accès à ces technologies venait à se restreindre, du fait d’un accès aux ressources de plus en plus rares, leur usage pourrait stagner, voire régresser. « Continuera-t-on à tous posséder un smartphone dans les 30-40-50 prochaines années ? Continuera-t-on longtemps à communiquer comme nous le faisons aujourd’hui ? A quel prix pourrons-nous le faire ? », se demande le maître de conférences. L’évolution des pratiques est également marquée par une hybridation des modes de communication : l’écrit, le visuel et l’audio s’entrelacent de plus en plus dans les échanges numériques. Or, l’émoji reste étroitement lié à l’écrit. Sa place dépendra donc de la manière dont ce canal perdurera dans les communications professionnelles, face à la montée des messages vocaux ou vidéo utilisés notamment par les plus jeunes.

Autre transformation majeure : le développement de l’intelligence artificielle « qui va certainement beaucoup influencer la façon dont nous communiquerons dans le futur. Mes étudiants écrivent leurs mails avec ChatGPT, et l’outil insère lui-même les émojis là où il faut », détaille encore Pierre Halté. Cela est possible par le biais de l’IA. La technologie, dont le développement en France est encore récent pourrait permettre de « générer automatiquement des émojis qui, par exemple, représenteront nos visages à partir de photos ». Pourtant, à ses yeux, elle ne ferait qu’agréger des usages déjà existants, sans véritable innovation fonctionnelle.  

Porté par l’évolution des technologies et des usages en communication digitale, les émojis reflètent aujourd’hui les diverses dynamiques d’un langage numérique en perpétuel mutation. Entre expression individuelle, mise en avant de messages précis, codes sociaux et fonctions d’influence ou de marketing, ces icones colorées devenus populaires continuent de redessiner nos façons d’interagir et d’échanger à l’ère du numérique. À mesure que leur usage se diversifie, les émojis s’imposent comme des vecteurs essentiels de la communication moderne, à la fois spontanée, émotionnelle et stratégique. 
 
 



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