Vous venez d’être nommée présidente d’Havas Creative Network, quelle est votre feuille de route pour ce réseau international ?
BERTILLE TOLEDANO. Havas Creative Network comprend aujourd’hui 10 000 collaborateurs et opère sur une quarantaine de pays. Yannick Bolloré (CEO et chairman d’Havas), en me confiant la présidence d’Havas Creative Network, souhaite développer l’excellence créative du groupe. Avec l’accélération de la transformation digitale liée à l’IA, aujourd’hui nos clients ne sont plus prêts à payer pour un réseau de 80 agences. Cela ne les intéresse plus. En revanche, ils sont d’accord pour rémunérer un travail créatif de très grande qualité, et derrière, l’industrialisation du développement de campagnes. Pour nous adapter à cette nouvelle donne, nous allons créer des pôles d’excellence créative (« creative powerhouse »), organisés par zone. Au global nous allons nous appuyer sur cinq à sept « creative powerhouse ».
Quel sera le rôle de ces « creative powerhouse » ?
La première de ces « powerhouse », c’est BETC (1200 salariés dont 33 nationalités différentes), capable de délivrer du travail créatif de classe mondiale. Elle rayonnera sur l’Europe et le Moyen-Orient, le temps de créer un autre pôle à Riyadh (Arabie Saoudite). Uncommon pourrait aussi avoir ce rôle pour le monde anglo-saxon. L’idée : disposer d’un centre d’excellence créative, puissant, capable d’imaginer des idées qui pourront émerger dans la nuée de campagnes (« cut through the noise », en anglais). Et ensuite industrialiser ce système, le déployer à grande échelle.
Pour intéresser le client à la création, il faut être dans l’excellence : sur les réseaux sociaux le contenu est souvent médiocre, il y a beaucoup de visuels, assez peu d’images. Cela génère un océan de choses qui se ressemblent. À l’inverse, avec une « creative powerhouse », le client achètera une maison capable de créer une grande campagne, une identité créative de marque, un objet créatif qui permettra à une marque de creuser son sillon.
Dans le processus de création, ces « creative powerhouse » vont aussi rapprocher la création et la production, à un moment où de plus en plus de créatifs et réalisateurs travaillent déjà avec l’IA. La production va remonter en amont dans le processus de création.
Comment ces « creative powerhouse » s’ancreront localement ?
Elles s’appuieront sur des petites agences de proximité dans les pays, sorte de satellites locaux, composées d’équipes plus légères : directeur de création en social media/influence, planneur stratégique (pour adapter localement), commercial de haut niveau (pour la relation client et une compréhension fine du new business sur place). Ils pourront gérer directement les demandes d’un client local, s’il souhaite faire du social media ou de l’activation commerciale. Si le client veut davantage d’accompagnement, c’est la « creative powerhouse » qui sera mobilisée.
Quelle sera la place de l’IA dans la création dans les années à venir ?
Cette question me fait penser à cette scène de la série Mad Men où Don Drapper [créatif star de la série] voit arriver un ordinateur et demande : « Ça va remplacer combien de personnes ? » Je ne crois pas que l’IA va nous faire disparaitre, au contraire elle nous rend vitaux. Derrière chaque question posée à la machine, il faut un cerveau. J’ai commencé ce métier à l’arrivée de l’e-mail et en trente ans, on a déjà été traversés par une transition digitale puissante. Par exemple, jusqu’en 2010, nous devions créer sept à huit assets (film, affichage, print…) pour chaque campagne, aujourd’hui nous sommes à 250 à 300 assets. L’IA va continuer à les démultiplier. L’industrialisation a commencé avec les médias sociaux, les bannières… Cela devrait s’accélérer et s’adapter encore aux nouveaux usages : nos enfants n’utilisent pas la barre Google pour effectuer leurs recherches mais celle de ChatGPT.
Ces déclinaisons à l’infini des campagnes en digital et social media, n’est-ce pas une dérive ?
Il y a une pression à la quantité. La nature a horreur du vide et ça nous rassure tous d’en avoir plein les murs. Pourtant, quand on produit quelque chose de médiocre, ce n’est pas parce qu’il y a 12 000 déclinaisons que ce sera mieux. Une voiture à trois roues restera une voiture à trois roues. La question centrale doit rester : est-ce que tu as un truc à dire ? Ce qui compte avec l’IA, c’est l’intention, le brief, la pensée. Et puis la création, c’est une politesse que l’on doit aux gens : on les interrompt dans leur quotidien, on leur crie dans les oreilles, on monte le son de nos pubs à la radio. Faisons-leur un cadeau !
Certaines marques internalisent la production marketing, est-ce une tendance que vous constatez ?
Dans un souci de productivité, et de rapidité, ça existe. J’ai des clients qui ont monté ces studios. Très souvent, ils s’appuient sur de très bons créatifs. C’est le cas chez Apple par exemple. Mais ce système a des limites : au bout d’un moment, tu intègres ta propre culture, tu es obligé d’aller te ressourcer à l’extérieur, de t’ouvrir à autre chose. On finit tous par se lasser de soi-même. Ils n’auront jamais notre ouverture d’esprit liée à la diversité des sujets que nous traitons, qui nous a permis de faire la campagne Air France, « Faire du ciel le plus bel endroit de la terre », avec le danseur étoile Benjamin Millepied. D’ailleurs, très souvent, ces studios finissent par revenir nous voir pour se ressourcer.
Vous prenez aujourd’hui la présidence d’Havas Creative Middle East. Pourquoi Havas accélère dans cette zone ?
Un réseau se développe en fonction de ses clients, et pour nous, cela a démarré par un appel d’offres : il y a trois ans et demi, nous avions remporté celui de l’autorité saoudienne du tourisme avec BETC et Havas Dubaï contre DDB, l’agence sortante. La problématique : ouvrir l’Arabie saoudite au tourisme, dans un contexte d’ouverture du pays entamée en 2019. Nous avons eu un échange fleuve de 2h30 sur le pays, l’importance du tourisme, les préjugés… Cela a abouti à un film : « This land is calling ». Le pitch : une femme débarque en Arabie Saoudite comme si une exploratrice débarquait sur autre planète, et découvre quelques bouts d’histoire et d’authenticité de ce pays. Il y a un élan de développement dans cette zone où 70 % de la population a moins de 35 ans. En Arabie Saoudite, les femmes ont commencé à travailler, disposent d’un compte en banque, peuvent aller seules au restaurant… Et elles ne sont pas prêtes à revenir en arrière !
Le Moyen-Orient est un axe de développement fort pour nous avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis. Au Maghreb, nous travaillons avec le Maroc pour le tourisme et les aéroports. Et puis le rachat de Multichoice par Canal+ en Afrique pourrait aussi nous ouvrir des portes. Comme il se passe moins de choses sur le marché français, nous avons choisi d’aller explorer le Moyen-Orient et l’Afrique.
À un moment où la France patine…
On vit un moment très difficile dans l’Hexagone : on a bradé le travail, il n’est plus au centre des valeurs de la France, tellement il est impacté de charges sociales. Notre pays est celui où le travail est plus chargé que les rentes, l’investissement financier ou la retraite. Résultat : une jeunesse qui travaille a un élan de dingue et ne gagne pas bien sa vie. On marche sur la tête !
D’ailleurs, j’ai axé mon plan 2026 pour BETC autour de l’idée de robustesse. Ce qui signifie avoir la capacité d’absorber des chocs conjoncturels. En matière de new biz, nous subissons un stop and go permanent : le new biz s’arrête pendant trois mois, puis reprend. Les entreprises ont tellement peu de visibilité qu’elles retardent leurs investissements publicitaires. L’état de la France me rend triste, d’autant qu’il y a des opportunités de dingue à un moment où la domination culturelle anglo-saxonne recule, et où le monde est encore plus ouvert au multiculturalisme. Les agences françaises qui osent l’international ont une vraie carte à jouer. C’est une chance énorme pour la création française.
Justement, comment BETC – la première agence française – continue de faire entendre une petite musique différente dans un marché globalisé et ultra-compétitif ?
D’abord, BETC est en croissance : + 3,5 % sur les neuf premiers mois et une promesse autour de 2 % de croissance annuelle. Nous sommes robustes et résilients. L’ouverture sur l’international joue un rôle important dans cette progression.
Notre première croyance chez BETC, c’est une croyance dans les gens et les talents. Dans un monde très financiarisé, les talents, c’est du développement. C’est une façon de dire qu’il faut toujours chercher des talents plus forts que soi. C’est ça qui va faire la puissance des idées et des propositions aux clients.
Par ailleurs, BETC c’est une grande bande. Des gens qui se reconnaissent, il y a une fierté du maillot et d’appartenance à l’agence. C’est une agence créative et culturelle qui investit dans des expositions, dans la musique, d’ailleurs nous avons lancé beaucoup d’artistes via nos publicités. Notre métier est comme un petit pont entre business et industries culturelles et créatives.
L’agence se différencie aussi par des engagements sociétaux forts : Mercedes Erra sur l’immigration, les femmes ; Rémi Babinet sur le Grand Paris, le design ; moi je porte des combats pour la jeunesse, sur Parcoursup par exemple.
Le savoir-faire des grands films publicitaires comme Lacoste ou Evian est-il toujours recherché ?
Les formats vidéo longs marchent très bien. Il y a même aujourd’hui des formats de trois ou quatre minutes. Si on raconte une histoire intéressante, donne un ancrage historique, les gens sont ravis. Cela requiert un savoir-faire créatif pour créer de la valeur pour les marques. L’histoire d’Evian a commencé avec une phrase de Valérie Chidlovsky (conceptrice-rédactrice) : « l’eau que vous buvez est aussi importante que l’air que vous respirez », en 1994. Puis cela a donné naissance à « source de jeunesse », puis aux bébés nageurs (Live Young). L’agence a donné du sens à la marque. Ce travail permet d’embarquer une marque pendant vingt ans, de la faire grandir commercialement et créativement. Idem avec le slogan pour Canal+ : « Quand vous regardez Canal+, vous n’êtes pas devant la télévision ». Les grandes marques disent : voilà qui je suis, suivez-moi, les autres disparaissent…
Vous avez commencé dans la pub par le métier de planneur stratégique… Quel est son rôle aujourd’hui ?
Il est fondamental : nous faisons un métier d’écoute. Les gens qui pensent que communiquer, c’est parler, se trompent. Le planning stratégique est crucial au début de la relation : écouter les clients, les autres marchés, ce qui se passe ailleurs culturellement. Et à la fin, une fois que l’on a fait la créa, il faut retourner voir le client, pour lui re-raconter tout cela. Le planneur nous aide à savoir où est le client, pour ensuite lui faire la prise de judo qui nous permettra de l’emmener là où l’on pense que c’est mieux pour lui. Tout ça en douceur : aujourd’hui on ne brutalise plus les clients !
Quels sont vos grands chantiers à l’AACC, que vous coprésidez avec David Leclabart ?
Nous défendons la création de valeur et la valeur de nos créations. Malheureusement, sur le marché français, tout le secteur de la com s’est paupérisé. Tout le monde négocie les honoraires à la baisse. Disposer de grands centres créatifs permet aussi d’avoir les moyens d’acheter de grands talents internationaux, sinon on va se retrouver avec de simples exécutants à la fin.
Vous dénoncez aussi l’excès d’encadrement de la publicité…
Oui. Aujourd’hui, il y a 220 articles de loi sur la publicité en France. C’est le pays le plus régulé au monde sur la publicité. Sur l’automobile, c’est flagrant, nous sommes beaucoup plus régulés que les États-Unis par exemple. Cela couvre de très nombreux domaines : l’alimentation pour les enfants, les campagnes de chauffage…
Il y a actuellement un très grand nombre de rapprochements d’agences indépendantes…
Les indépendants sont dans une logique de développement, à la vie, à la mort. Il y a des agences comme Australie ou Steeve qui s’en sortent bien. S’ils s’en sortent mieux que les autres, c’est parce que ce sont des entrepreneurs : la chasse, le développement, c’est de la survie. Ce sont aussi des structures plus agiles, innovantes, amusantes et qui réussissent à gagner des prix aux Cannes Lions. Pour autant, nous sommes dans un métier darwinien, avec beaucoup de monde au départ, et très peu à l’arrivée. Comme dans la pyramide des âges : on ne vieillit pas bien dans ce métier. Ce n’est pas un métier confortable, reposant. Il faut rester dans le coup.