Vous dirigez hairStore.fr depuis 1999. Pourquoi avoir décidé d’écrire un livre aujourd’hui sur la fin d’un modèle e-commerce que vous avez pourtant contribué à bâtir ?
Je suis arrivé dans le e-commerce à une époque où personne n’y croyait. Vingt-cinq ans plus tard, hairStore.fr est dans le top 100 français, mais j’ai vu le modèle s’essouffler de l’intérieur. Depuis des années, j’observe l’explosion des coûts publicitaires, la saturation des usages et la fatigue du consommateur. Mon intuition ne suffisait plus : j’ai donc mené un doctorat sur l’automation et l’IA appliquée au marketing digital. Trois ans à analyser des données, des modèles économiques, des comportements. Et tout convergeait : le e-commerce tel qu’on le pratique ne correspond plus aux usages réels. Il ne disparaît pas parce qu’il ne marche plus, mais parce qu’il a créé les conditions de son obsolescence.
“J’ai voulu un ouvrage technique mais lisible, centré sur la lucidité et la prospective”
Votre livre vise d’abord les e-commerçants ?
Je m’adresse en effet à tous ceux qui sentent que leur modèle tourne en rond malgré des investissements croissants. Je veux les aider à comprendre ce qui se passe, à prendre du recul et à anticiper plutôt que subir. Le livre parle aussi aux marketeurs, aux étudiants, aux chercheurs et même au grand public. J’ai voulu un ouvrage technique mais lisible, centré sur la lucidité et la prospective.
“Nous sommes entrés dans l’ère du commerce intelligent”
Pourtant, les chiffres du secteur montrent une croissance continue du e-commerce. Comment concilier cette dynamique avec votre diagnostic ?
Parce que le problème n’est pas le volume d’affaires puisqu’il progresse, oui. Mais le modèle d’interaction, lui, est dépassé. Pendant vingt ans, nous avons bâti tout un système sur l’idée d’un consommateur rationnel : il cherche, compare, choisit. Ce n’est plus vrai. Nous sommes entrés dans l’ère du commerce intelligent. Demain, un assistant IA connaîtra nos préférences, nos contraintes budgétaires, nos besoins… Il achètera pour nous, au bon moment et au meilleur prix. Plus de comparaison, plus de recherche : l’achat s’automatise. Le e-commerce devient une friction cognitive.
“Le consommateur ne veut plus chercher, il veut recevoir”
Donc ce n’est pas le commerce en ligne qui “meurt”, mais la façon de consommer en ligne ?
Exactement ! Le e-commerce garde un futur, mais son rôle devient résiduel, comme l’e-mail aujourd’hui : indispensable, mais plus central. Il restera utile dans les décisions complexes, mais cessera d’être la norme quotidienne. L’interface web, le tunnel de conversion, la fiche produit, tout cela appartient à une logique qui n’est plus alignée avec l’usage réel. Le consommateur ne veut plus chercher, il veut recevoir. Il ne veut plus décider, il veut qu’on décide bien pour lui.
Selon vous, ce basculement est essentiellement dû aux moteurs IA ?
Oui, car leur logique est totalement différente de celle des moteurs de recherche traditionnels. Google et Bing sont des annuaires : ils répertorient et ordonnent des acteurs, souvent contre rémunération. Une IA, elle, analyse un ensemble massif de données et ne propose que quelques solutions jugées pertinentes. Tous les autres disparaissent du champ. C’est un changement brutal pour les e-commerçants et ChatGPT l’a officialisé en lançant sa fonctionnalité d’achat directement depuis l’interface. Nous ne sommes qu’au début.
Ce modèle repose néanmoins sur la confiance. Beaucoup hésitent encore à déléguer entièrement leur décision d’achat…
C’est vrai aujourd’hui, mais la confiance progresse très vite. Regardez la vitesse d’adoption du streaming ou des recommandations algorithmiques : Netflix, Spotify, Amazon ont habitué les consommateurs à déléguer. Les algorithmes seront bientôt suffisamment précis pour proposer des choix cohérents, sécurisés, prévisibles. L’adoption suivra, et rapidement.
“Le point de non-retour sera atteint d’ici trois ans”
À quel horizon situez-vous ce basculement ?
Beaucoup plus tôt qu’on ne l’imagine. En 1999, on me disait qu’Internet mettrait vingt ans à s’installer. Or, il a suffi de cinq ans. Pour l’IA, l’infrastructure existe déjà, les données aussi, et les consommateurs sont familiers des systèmes de recommandation. À mon sens, le point de non-retour sera atteint d’ici trois ans. Les assistants IA seront omniprésents, le commerce prédictif deviendra la norme et les sites e-commerce classiques deviendront des reliques. Ceux qui attendront pour voir seront hors-jeu.
Votre livre propose-t-il des pistes d’adaptation pour les e-commerçants ?
Il propose d’abord une réflexion. Je ne livre pas de recettes techniques, car elles existent déjà. J’invite les entrepreneurs à un travail sur eux-mêmes : comprendre ce qui change, accepter la rupture, redéfinir la valeur qu’ils apportent. Ensuite, oui, j’ouvre des voies possibles. Travailler sur l’orchestration des données, concevoir des systèmes intelligents, imaginer des expériences prédictives. L’enjeu n’est pas de lutter contre l’IA, mais de travailler avec elle.
Vous dites que l’IA ne détruit pas l’humain mais elle “tue le médiocre”. Que voulez-vous dire ?
L’IA ne remplace pas la valeur humaine, elle remplace la tâche répétitive, mécanique, sans intérêt. Dans le e-commerce, traiter des commandes, gérer des stocks, effectuer des manipulations répétitives… tout cela va s’automatiser progressivement. De nouveaux métiers apparaîtront : architectes de systèmes intelligents, orchestrateurs de données, designers d’expériences prédictives. L’IA exécutera, l’humain concevra ce qui devrait redonner de la dignité au travail.
