Dans cette interview, Malik BEN THAIER, expert en marketing digital, partage son regard sur les évolutions majeures du secteur, les enjeux actuels, l’impact de l’intelligence artificielle, et donne des conseils pour rester performant dans un univers en constante transformation. Stratégiste, consultant et formateur, 28 ans d’expérience en SEO, SEA, social media et stratégies digitales déployés pour de nombreux comptes que ce soit côté agence ou côté client comme Engie, France Télévision, Iprospect, Mydigitalys, Lefebvre Dalloz, Kiloutou, Reworld Media ….
Quelles sont les principales évolutions que vous avez observées dans le domaine du marketing digital au cours des dernières années ?
Je dirai l’essor des plateformes qui unifient plusieurs fonctions comme le CRM, l’emailing, l’analytics et l’automation dans une logique centralisée. Là où les outils fonctionnaient auparavant en silos, ils s’inscrivent désormais dans un véritable écosystème connecté. Cette évolution permet une lecture plus fine et plus transversale de la performance marketing, mais elle suppose également une maîtrise accrue de la donnée, qu’elle soit comportementale, transactionnelle ou concurrentielle, qu’elle provienne des clients, des prospects… ou des experts eux-mêmes.
Puis, l’arrivée massive des IA génératives a modifié progressivement nos usages, on peut citer la production de contenus, la gestion des projets marketing, l’automatisation des scénarios ou la gestion des insights sémantiques ou la compréhension de certaines notions jusqu’alors faisant partie du jargon des experts techniques. Mais loin de remplacer l’humain, Les IA permettent aux équipes marketing de se recentrer sur la stratégie, l’analyse et la création de valeur.
Autre évolution majeure : la vitesse à laquelle évoluent les algorithmes – qu’ils soient liés à Google, aux réseaux sociaux ou aux plateformes publicitaires – mais aussi les règles techniques, comme la disparition progressive des cookies tiers. Ces changements exigent des organisations plus d’agilité. On ne peut plus se permettre de bâtir une stratégie marketing figée sur 12 mois. Il faut être en mesure de piloter une roadmap dynamique – avec davantage de projets, une segmentation claire, une logique de ROI et de priorisation – ajustable en continu, et fondée sur des signaux concrets remontés par la donnée. C’est ce pilotage par la mesure, connecté et itératif, qui structure aujourd’hui les stratégies gagnantes. Plus qu’une mutation des outils, c’est un véritable changement de culture.
Enfin, on observe une nette évolution des pratiques en matière de content marketing. Chaque intention de recherche appelle désormais une réponse spécifique – à la fois en termes de format et de niveau de profondeur. D’un côté, certaines requêtes peuvent être satisfaites par des contenus courts, synthétiques, voire générés directement par l’IA. De l’autre, on assiste à une forte valorisation des contenus longs, à haute valeur ajoutée, qui permettent non seulement de nourrir l’expertise, mais aussi de devenir une référence dans l’écosystème – et, à terme, d’être cités comme source par les IA elles-mêmes. Cette double approche est devenue essentielle pour exister durablement dans les environnements numériques.
Quels sont, selon vous, les enjeux majeurs du marketing digital actuellement ?
Pour moi, le premier enjeu, c’est l’intégration intelligente des outils : IA, data visualisation, plateformes d’automation… Autant de briques technologiques qui, si elles ne sont pas pensées dans une logique globale et orientée objectifs, peuvent générer plus de complexité que de performance. L’empilement d’outils, sans vision structurée ni équipe capable de les piloter efficacement, mène souvent à des résultats décevants.
Un autre enjeu fondamental concerne les KPI. Aujourd’hui, on cherche à tout mesurer – parfois jusqu’à l’absurde – au risque de se noyer dans les données. Chaque équipe devrait avoir ses propres indicateurs de référence : un rédacteur ne suit pas les mêmes signaux qu’un traffic manager ou qu’un responsable emailing. Pour les uns, ce sera l’engagement, pour les autres la conversion, le ROAS ou le taux de délivrabilité. Côté satisfaction client, on s’appuiera sur les avis, les retours qualitatifs, les suggestions d’amélioration continue. Mais face à la profusion de tableaux de bord, le vrai défi reste la priorisation : trop d’informations tue l’information. Il faut apprendre à trier, hiérarchiser, contextualiser.
La communication interne reste également un point de tension. Dans certaines structures, elle est encore trop lacunaire, ce qui freine l’alignement stratégique. Ailleurs, elle devient contre-productive à force de réunions. Trouver le bon équilibre entre échanges utiles et temps de production est un enjeu réel.
Autre point clé : savoir s’entourer d’experts. Certaines décisions – refonte SEO, refonte CRM – engagent l’entreprise sur plusieurs années. Il est donc essentiel de pouvoir compter sur des compétences solides, capables de challenger les orientations et de gagner un temps précieux sur la prise de décision.
Enfin, il y a l’enjeu de l’adaptabilité. On ne peut plus piloter une stratégie digitale comme un plan rigide figé sur 12 mois. Il faut à la fois une vision à trois ans et une capacité à travailler par cycles courts, avec des ajustements fréquents. Ce qui fonctionnait hier peut devenir obsolète demain. Le marché évolue vite, et il faut être prêt à changer de cap sans perdre le cap.
Évidemment, tous ces enjeux varient selon les secteurs. Il n’existe pas de stratégie uniforme. Les médias, par exemple, sont fortement tributaires des règles de Google News ou des algorithmes sociaux. Leur base d’abonnés est instable, leur audience fragmentée. Les sites e-commerce, quant à eux, doivent composer avec des parcours d’achat très différents selon les cycles de vie des produits, les saisons ou la pression concurrentielle.
En réalité, il ne s’agit pas de suivre des modèles figés, mais de s’appuyer sur quelques grands principes : adapter, segmenter, piloter par la donnée utile et rester connecté au terrain.
Comment envisagez-vous l’évolution du marketing digital dans les prochaines années ?
Les éléments identifiés récemment me font penser que l’avenir du marketing digital va se jouer autour de la construction des marques par la preuve. Ce ne sera plus suffisant de dire qu’on est bon : il faudra le démontrer, à tous les niveaux. Cela passe par la qualité des produits, bien sûr, mais aussi par l’alignement global de l’écosystème : expérience d’achat fluide, service client réactif, cohérence des messages, qualité des contenus, jusqu’à la relation avec les salariés – qui, quand ils y croient, deviennent eux-mêmes des ambassadeurs puissants.
Le vrai levier de performance demain, ce sera la notoriété utile : celle qui se construit dans le temps, à travers les avis clients, les retours d’expérience, les citations dans les IA, les relais dans les médias ou auprès des experts de référence.
Le contenu marketing seul ne suffit plus. Il doit être connecté à la réalité du produit, aux problématiques concrètes des clients, et diffusé au bon moment, sur les bons formats. Cela suppose de savoir créer des formats variés comme des dossiers de fond pour nourrir l’expertise, des vidéos d’usage pour rassurer, des capsules dynamiques pour les réseaux sociaux, des articles qui accompagnent chaque étape – avant, pendant, après l’achat.
En quelques mots, chaque interaction doit être une preuve. Une preuve de valeur, de compréhension client, de cohérence. Et plus ces preuves sont nombreuses, visibles et authentiques, plus la marque devient légitime, incontournable et durable.
L’intelligence artificielle est de plus en plus omniprésente dans de nombreux domaines. Quel rôle voyez-vous pour l’IA dans le marketing digital à l’avenir ?
L’intelligence artificielle n’est plus un simple outil d’optimisation. Son intégration dans les entreprises se fait à deux vitesses : parfois de façon silencieuse – via un manager qui utilise discrètement une version personnelle – parfois de manière très visible intégrée par l’entreprise, comme dans les médias, où elle permet désormais de réduire drastiquement le temps de recherche. Là où l’on ouvrait auparavant une trentaine d’onglets pour se forger une opinion, l’IA permet de structurer les idées plus rapidement. Elle devient, en ce sens, un véritable copilote : capable de prendre en charge des tâches répétitives, d’analyse, de reformulation, de synthèse.
Mais ce qui me semble le plus important, c’est de ne jamais la prendre pour une vérité absolue. L’IA doit être challengée. Elle ne remplace pas l’intelligence humaine : elle l’augmente. À condition de rester actif, critique, en éveil. C’est justement cette confrontation qui rend son usage puissant. Elle peut raccourcir le temps d’apprentissage, élargir les perspectives, ouvrir des chemins de réflexion, mais c’est au cerveau humain de garder le volant. La créativité, la nuance, la stratégie restent profondément humaines.
Ce qui change fondamentalement avec l’IA, ce n’est pas seulement la vitesse d’exécution. C’est notre rapport à la donnée, à la décision, au contenu. On est désormais capable de détecter des signaux faibles, de croiser des volumes de données immenses, de poser des hypothèses qu’on n’aurait pas envisagées spontanément. À condition, là encore, de lui donner les bonnes directions. L’IA n’est pas magique. Elle a besoin de données qualifiées, de signaux marché, de connaissance métier, d’une vision. C’est en l’encadrant qu’elle devient un levier stratégique.
Un point souvent sous-estimé, c’est la question de la confidentialité. Les IA grand public ne sont pas sécurisées. Les données peuvent être réexploitées, analysées, voire réinjectées ailleurs. Partager des bases clients, des stratégies internes ou des scénarios commerciaux complets sans protection, c’est ouvrir la porte à la concurrence. Il faut échantillonner, paramétrer des bots privés, et intégrer la sécurité dès la conception.
En résumé, l’IA va transformer la productivité individuelle des professionnels du marketing digital. Le tri et la catégorisation des mots-clés dans une stratégie search prendront moins de temps. La construction de roadmap sur la base d’analyses enrichies deviendra plus fluide. La détection de mails softbounce ou hardbounce pourra être anticipée en amont pour préserver la réputation des senders. Ce sont autant d’exemples concrets où l’IA permet d’aller plus vite…
Comment pensez-vous que ces futures transformations affecteront les professionnels du marketing digital ?
Ces transformations vont demander aux professionnels du marketing digital une acculturation aux outils IA, à la data ou à l’automatisation devient indispensable.
D’abord, il va falloir apprendre à piloter dans un environnement où tout va plus vite. Les cycles s’accélèrent, les canaux se multiplient, les algorithmes changent constamment. Il faudra adopter une posture plus agile, plus réactive, capable d’arbitrer rapidement, d’analyser finement les signaux pour ajuster sa stratégie. Ces transformations vont exiger davantage de collaboration entre les métiers. Les projets transverses deviennent la norme.
Vouloir tout automatiser avec l’IA est un contresens et on l’a vu avec Klarna qui a fait marche arrière après avoir supprimé des postes dans ses départements marketing et service client, la tentation de l’automatisation à outrance est grande. Mais ce qui fera la différence demain, ce ne sera pas la capacité à produire du contenu en masse, mais à produire du contenu juste, cohérent, utile, incarné. On l’a vu avec la dernière mise à jour de Google qui a supprimé des milliers de pages à faible valeur ajoutée. Les professionnels du marketing vont devoir redevenir des stratèges du sens : capables de cadrer, de poser les bonnes intentions et d’orchestrer des prises de parole pertinentes.
Enfin, le vrai défi est la montée en compétence progressive. Ceux qui sauront comprendre les mécaniques algorithmiques, les principes d’UX, les logiques data, sans forcément devenir experts techniques, auront une longueur d’avance. On ne demande pas aux marketers de tout savoir faire, mais de savoir comment ça fonctionne, pour mieux piloter, mieux collaborer, mieux décider.
Quels conseils donneriez-vous aux professionnels du marketing digital pour qu’ils restent pertinents et compétitifs à l’ère de l’IA et de l’évolution constante du marketing digital ?
« Ne pas courir tous les lièvres ». À l’ère de l’IA et de l’évolution continue du marketing digital, ce n’est pas celui qui teste tout qui gagne, mais celui qui comprend vite, choisit bien et sait capitaliser. Il faut cultiver une curiosité sélective : comprendre ce qui change, sans se laisser happer par l’effet de nouveauté. Il s’agit de choisir ses batailles. Par exemple, un content manager devrait être capable d’identifier une ou plusieurs IA ou plateformes qui lui permettent de faire ses recherches rapidement, de les compléter manuellement, puis d’organiser les idées selon une trame dynamique. Il doit pouvoir illustrer ses contenus à l’aide de médias existants, retravaillés de manière personnalisée, ou de nouveaux formats créés sur mesure (images, vidéos, diaporamas). On n’attend pas d’un professionnel du marketing qu’il code, mais il doit comprendre comment fonctionnent les outils pour poser les bonnes questions, challenger un brief, interpréter un résultat.
Je conseille aussi de renforcer la dimension stratégique : apprendre à prioriser, à arbitrer, mais aussi à intégrer les logiques de marque, d’image et d’expérience client. L’IA, les dashboards, les automatisations ne sont que des moyens, pas des finalités. Ce qui fait la différence, c’est la vision, le cap et sa capacité à se challenger.
Enfin, la formation “en continue” reste l’une des clés majeures pour maintenir ou renforcer ses connaissances, mais aussi pour renforcer les connexions avec les autres métiers : produit, data, technique, commercial… Le marketing digital ne se pense plus en silo : il se construit en collaboration.